CIMABUE – LE PREMIER PEINTRE

Cenni di Pepo, dit Cimabue La Vierge et l’Enfant en majesté entourés de six anges (Maestà), 1280-1290
Tempera sur fond d’or sur bois (peuplier). Musée du Louvre
© C2RMF / Thomas Clot
Cenni di Pepo, dit Cimabue La Vierge et l’Enfant en majesté entourés de six anges (Maestà), 1280-1290 Tempera sur fond d’or sur bois (peuplier). Musée du Louvre © C2RMF / Thomas Clot
L’une des plus belles expositions du moment est le petit accrochage à la fois raffiné, chatoyant et monumental que le Louvre consacre au premier de tous, au père de la peinture occidentale, à celui dont tous les autres, de Giotto à Picasso, descendent, c’est-à-dire à Cimabue. Dans une seule grande salle habituellement dévolue aux peintures italiennes du XVIIe siècle et située au bout de la Grande Galerie, a pris place un ensemble exceptionnel de peintures sur fond d’or datant de l’aube de l’histoire de la peinture occidentale, le XIIIe siècle. Les œuvres conservées de Cimabue étant notoirement peu nombreuses, c’est autant une exposition sur celui-ci qu’un panorama complet de la peinture en Toscane à son époque, ce qui la rend d’autant plus at- trayante. Répondent à l’appel tous les peintres importants du moment, et non des moindres – puisque Duccio da Buoninsegna et Giotto sont aussi là. Nous voilà donc dans la lointaine deuxième moitié du XIIIe siècle, au coeur du Moyen Âge, ou plutôt du Bas Moyen Âge puisque le Moyen Âge est cette étrange période, de loin la plus longue de notre chronolo- gie, qui sur mille années réunit des époques qui n’ont, en réalité, pas grand chose de commun entre elles. Le Haut Moyen Âge, jusque’à l’an mil, âge des invasions barbares, des Francs et de l’empire carolingien, est une Antiquité tardive et ne partage que peu de structures sociales avec le Bas Moyen Âge, qui lui succède. Celui-ci est l’âge des cathédrales gothiques, des chevaliers, des châteaux...

L’une des plus belles expositions du moment est le petit accrochage à la fois raffiné, chatoyant et monumental que le Louvre consacre au premier de tous, au père de la peinture occidentale, à celui dont tous les autres, de Giotto à Picasso, descendent, c’est-à-dire à Cimabue.

Dans une seule grande salle habituellement dévolue aux peintures italiennes du XVIIe siècle et située au bout de la Grande Galerie, a pris place un ensemble exceptionnel de peintures sur fond d’or datant de l’aube de l’histoire de la peinture occidentale, le XIIIe siècle. Les œuvres conservées de Cimabue étant notoirement peu nombreuses, c’est autant une exposition sur

celui-ci qu’un panorama complet de la peinture en Toscane à son époque, ce qui la rend d’autant plus at- trayante. Répondent à l’appel tous les peintres importants du moment, et non des moindres – puisque Duccio da Buoninsegna et Giotto sont aussi là.

Nous voilà donc dans la lointaine deuxième moitié du XIIIe siècle, au coeur du Moyen Âge, ou plutôt du Bas Moyen Âge puisque le Moyen Âge est cette étrange période, de loin la plus longue de notre chronolo- gie, qui sur mille années réunit des époques qui n’ont, en réalité, pas grand chose de commun entre elles. Le Haut Moyen Âge, jusque’à l’an mil, âge des invasions barbares, des Francs et de l’empire carolingien, est une Antiquité tardive et ne partage que peu de structures sociales avec le Bas Moyen Âge, qui lui succède. Celui-ci est l’âge des cathédrales gothiques, des chevaliers, des châteaux et des croisades. Le XIIIe siècle est le coeur du Bas Moyen Âge, une époque tout autre que sombre comme le veut le lieu commun mais, au contraire, une ère de grands progrès technologiques et un siècle de richesses jamais atteints en Europe de- puis l’Antiquité. Partout, la population augmente, des liens économiques internationaux se tissent grâce aux routes maritimes vers l’Orient exploitées par les marchands vénitiens ou génois et, plus au nord, grâce aux foires de Champagne qui mettent en contact drapiers flamands, banquiers florentins et grands sei- gneurs français. Un grand centre économique émerge de tout ceci et accumule des fortunes comme aucun autre : l’Italie.

La péninsule italienne du XIIIe siècle est la City ou le Dubaï de notre époque – la culture et le raffinement en plus. Les marchands et banquiers florentins et siennois, les navigateurs de Gênes, Pise et Venise consti- tuent des patrimoines inouïs qui, pour la première fois, se fondent sur l’investissement, le capital et le tra- vail plutôt que sur la rente et l’assujettissement à l’impôt, source de la richesse féodale des nobles de tous les autres pays. Pour mieux assurer la croissance et préserver leurs intérêts, les cités-états du centre-nord de l’Italie, inventent les prémisses de nos républiques modernes, gouvernées par des oligarchies bourgeoises : c’est, par exemple, à Florence que naissent les partis politiques.

Et grâce à la prospérité de ses cités marchandes, la péninsule italienne devient aussi le centre culturel le plus foisonnant d’Europe. C’est une époque d’innovations : la littérature, jusqu’ici écrite en latin, s’approprie la langue vulgaire, l’italien, sous la plume de grands intellectuels, dont un certain Dante ; saint François d’As- sise révolutionne la piété et le sentiment religieux en rapprochant le clergé des pauvres et des mendiants, en se mêlant au peuple et en sortant des couvents où s’étaient cloîtrés, se séparant du monde, les Bénédictins et les Cisterciens. La philosophie, à travers saint Thomas d’Aquin, lui aussi Italien, promeut la raison, récon- ciliant foi et aristotélisme, tandis que les sciences fleurissent et une invention majeure comme les lunettes de vue voit le jour à Venise à la fin du siècle. C’est donc naturellement dans cette Italie-là, pleine de riches commanditaires cultivés, friands de luxe et de beauté et en concurrence entre eux, que les conditions sont réunies pour que s’écrive la première grande page de l’histoire de la peinture européenne.

Mais au moment où naît Cimabue – à Florence vers 1240, le haut-lieu de la peinture n’est pourtant pas la Toscane ni Rome ou la Sicile, mais l’Empire byzantin et le modèle à suivre celui des icônes grecques. Les ci- tés italiennes raffolent de ces effigies de saints personnages peintes sur fond doré par les artistes de l’Orient chrétien. Dans les icônes, les saints sont représentés selon des conventions qui se transmettent de généra- tion en génération, avec une nette stylisation et sans véritable intention naturaliste : l’homme n’y ressemble à l’homme que jusqu’à un certain point. Cette volontaire stylisation sert à insister sur l’appartenance de ces saint personnages à un monde divin, à un registre qui n’est pas celui des communs mortels. Pour les hommes de l’époque, ces images sont censées êtres « aichei- ropoïètes », c’est-à-dire « non faites de main d’homme », en écho aux œuvres sacrées décrites par les Écritures que sont le portrait de la Vierge fait par saint Luc ou la Sainte Face du Christ imprimée sur le suaire tendu par Véronique. De telles règles de représentation laissent cependant peu de place à une interprétation personnelle de la part des ar- tistes : très graphiques et hiératiques, d’un tableau à l’autre, les visages et les drapés sont généralement cernés par un trait de contour noir bien marqué, qui fige les figures.

Mais au XIIIe siècle, les artistes toscans vont se mettre à peindre leurs propres panneaux sur fond d’or sur le mode byzantin, en particulier à Pise, qui est dotée à l’époque d’un grand port et reliée par son commerce maritime avec l’Orient chrétien et arabe ainsi qu’avec les royaumes latins fondés par les croisés en Terre Sainte. Tout en restant fi- dèles à l’esprit des icônes, les artistes italiens vont apporter quelques nouveautés au mode grec. C’est le cas de Giunta Pisano, le principal peintre pisan, qui avait l’habitude de si- gner ses œuvres, comme avec le Crucifix de San Ranierino (1240-1250) campé au milieu de la première partie de l’ex- position. Par rapport aux icônes byzantines, on note des carnations rehaussées de vert, plus travaillées et modulées, et une attention majeure à l’expression de la douleur.

C’est peut-être à Pise, auprès de cet artiste, que se forme Cenni di Pepo, dit Cimabue, dans la deuxième moitié du siècle. On ne connaît pas grand-chose de la vie de celui-ci – on ne sait même pas ce que son surnom de Cimabue signi- fie – et l’on conserve à peine une quinzaine d’œuvres de sa main. Mais c’est lui qui, de manière décidée, va véritable- ment éloigner la peinture italienne de la rigidité du système pictural grec. À partir des années mille deux cent quatre- vingts, Cimabue introduit l’observation de la réalité dans l’espace pictural, la révolution étant de promouvoir l’empi- risme à la place des conventions des Byzantins. Face à l’ef- ficacité dévotionnelle des icônes, qui ne cherchent pas à re- présenter l’homme tel qu’il est mais à transmettre l’idée du sacré, il va, au contraire, trouver le divin dans la beauté du monde réel, introduisant des détails déduits de l’étude des êtres et des choses.

Le meilleur exemple est fourni par son chef-d’œuvre : la célèbre Maestà du Louvre, fraîchement restaurée – sans conteste le clou de l’exposition. Peinte dans les années mille deux cent quatre-vingts, elle contemple les visiteurs du haut de ses quatre mètres, érigée en plein milieu de la grande salle afin qu’on puisse mieux l’approcher. La Vierge Marie, assise, trône en majesté, l’enfant Jésus sur ses genoux, entourée d’un cortège de six anges couleur arc-en-ciel – trois de chaque côté.

Le fond d’or des icônes est toujours là, la richesse des coloris est superbe mais, au-delà de la volonté dé- corative, c’est le réalisme des représentations anatomiques et des postures qui frappe. Observez la finesse du modelé des doigts dont on devine chaque phalange, regardez la beauté idéale des visages un peu ron- douillets des anges et la légère moue qu’ils affectent ! Admirez, plus encore, la science des drapés et des plis qu’ils forment au contact des corps ou le détail des mèches de cheveux des anges qui s’échappent de leurs diadèmes ! Voyez, enfin, comment un artiste d’il y a plus de sept cents ans parvient à figurer la pres- sion qu’exerce l’enfant Jésus sur le rouleau de papier qu’il tient à la main et qui le déforme !

Malgré la frontalité, Cimabue réussit à se défaire d’une trop hiératique bidimensionnalité, grâce au trône de la Vierge, placé non pas de face mais de trois-quarts, c’est-à-dire vu en perspective, et peint avec une précision millimétrique dans les moindres détails de son armature gothique.

Si l’artiste n’abandonne pas entièrement la grâce placide des Byzantins, il y insuffle la vie – une voie qui sera rapidement embranchée par Duccio, dont on admire la tendre Madone des Franciscains. Cette ma- nière picturale proprement italienne, philosophiquement différente de l’approche byzantine, voit le jour au même moment – et ce n’est pas un hasard – où, en littérature, les compatriotes de Cimabue, Guido Cavalcanti et Dante, développent un nouveau style, le Dolce stil novo, une écriture sensible, plus élégante, spirituelle et cultivée que celle en vogue jusqu’alors.

L’autre révélation de l’exposition est la présentation du tableautin de Cimabue dépeignant La Dérision du Christ, redécouvert à Senlis en 2019 et acheté par le musée parisien en 2023. Restauré pour l’occasion, il est montré aux côtés des deux autres panneaux conservés du diptyque de dévotion privée, composé de huit scènes, dont il faisait partie à l’origine. Une foule compacte de personnages s’y déploie dans une di- versité de poses, d’attitudes, et d’habits, autour du Christ moqué. Cette recherche de dynamisme et de variété au sein d’un groupe homogène témoigne des expérimentations d’un peintre qui ne s’attache aux conventions que pour mieux les dépasser.

Mais la Toscane du XIIIe siècle est étonnamment proche de notre époque par bien des aspects : les modes y changent rapidement et une innovation en chasse une autre. Très vite, l’art de Cimabue, qui tint le haut du pavé, fit des émules et tout aussi rapidement il fut surpassé par un autre artiste issu de sa mou- vance. Dans les années mille deux cent quatre-vingt-dix, fit irruption sur la scène un certain Giotto, qui perfectionna encore l’art de peindre, insufflant l’idée de narration aux histoires peintes. La modernité de cette société toscane médiévale est confirmée par le fait que nous savons cela grâce à un témoin oculaire des évènements, Dante lui-même, qui, dans les vers de sa Divine comédie, remarqua comment le jeune Giotto relégua à l’arrière-plan Cimabue pourtant au faîte de son succès :

Cimabue crut en peinture
être le maître, et maintenant Giotto a tant de renom,
que sa gloire est éclipsée

Et il n’est pas anodin que l’exposition se conclue par le Saint François recevant les stigmates de Giotto, aujourd’hui conservé au Louvre mais qui prenait place à l’époque sur le jubé de l’église des franciscains de Pise, là-même où trônait jusque-là, impassible et triomphante, la Maestà de Cimabue. Comme dans les fresques de la basilique d’Assise, où Giotto avait succédé à Cimabue, l’histoire venait de se mettre en marche : l’aventure de la grande peinture était lancée.

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