Le Musée Picasso consacre une exposition à l’une des figures emblématiques de la culture américaine des années cinquante : Jackson Pollock. On y découvre comment, sous l’influence de Picasso et quelques autres, Pollock est devenu Pollock.
Le jour où je suis allé voir l’exposition « Jackson Pollock – les premières an-nées », mon ami Miguel Bonnefoy se voyait décerner le Grand Prix du roman de l’Académie française pour Le Rêve du Jaguar. Quelques jours plus tôt, au cours d’un dîner où je lui avais demandé, entre deux empanadas, com-ment il s’y était pris pour donner tant de chair et de relief à ses personnages, il m’avait dit qu’il lui avait fallu beaucoup de travail et surtout beau-coup, beaucoup de lectures. Miguel aime à répéter que la littérature est épiphyte. Épi-quoi ? Épiphyte, comme on le dit des plantes qui poussent sur d’autres plantes : les livres aussi sont épiphytes, ils poussent sur d’autres livres, prennent racine sur une matière déjà existante et fertile.
Et d’ailleurs, lui-même admet que ses propres livres, il n’aurait pas pu les écrire – ou du moins les aurait-il écrits différemment – s’il n’avait pas lu ceux de Garcia Marquez. Or Garcia Marquez était un grand lecteur de Faulkner, qui lui-même était un grand lecteur de Kafka, qui lui-même était un grand lec-teur de Tolstoï, qui lui-même, etc. Pareil en philo-sophie, où pas de Heidegger sans Kierkegaard, pas de Kierkegaard sans Hegel, pas de Hegel sans Kant, pas de Kant sans Leibniz, et aucun de tous ceux-là sans Platon : « Toute la philosophie occidentale, considérait Whitehead, n’est qu’une suite de notes de bas de page aux dialogues de Platon. » Bref, tout ça pour dire qu’aussi novateur, aussi avant-gardiste, aussi révolutionnaire que l’on soit, on ne crée ja-mais ex nihilo – Dieu Lui-même n’a-t-il pas eu be-soin pour les créer de l’imagination des hommes ? Moi-même, je serai toujours créancier de quelques dettes à la maison Pierre Michon, et j’ajouterais, pour conclure avec un brin d’orgueil ces propos li-minaires, qu’un lecteur sensible à mon dernier ré-cit de voyage m’a aimablement qualifié de « sous Nicolas Bouvier », lequel en son temps fut consi-déré comme un « sous Jack London ». Est-ce que cela ne ferait pas de moi un sous sous Jack London ? Tout de même, ce ne serait pas rien.
Ce qui vaut pour la littérature ou la philosophie vaut aussi, et même peut-être à plus forte rai-son, pour la peinture. « Nous sommes les héritiers de Rembrandt, Vélasquez, Cézanne, Matisse, disait Picasso. Un peintre a toujours un père et une mère, il ne sort pas du néant ». Picasso emprunta aux « classiques » – Rembrandt, Raphaël, Titien –, il s’inspira de Toulouse-Lautrec, Degas et Gauguin, il s’intéressa de près à l’art primitif et aux travaux de ses contemporains Marie Laurencin, Matisse ou le Douanier Rousseau. Ses Demoiselles d’Avignon (1907) sortent tout droit du Bain turc d’Ingres (1859), pour qui « c’est en se rendant familières les inventions des autres qu’on apprend, dans l’art, à s’inventer soi-même ». Ou, pour le dire de manière plus radicale avec les mots de Picasso lui-même : « les bons artistes copient, les grands artistes volent. » De cette pluralité de références artistiques, de cette om-nicuriosité picturale, de cette palette épiphyte a jail-li une œuvre protéiforme et d’une singularité abso-lue, aux influences multiples et dont l’influence est aujourd’hui universelle.
Je ne connais pas grand-chose de plus passion-nant que de suivre le cheminement d’un artiste. De comprendre comment Vincent Van Gogh est devenu Vincent Van Gogh, Paul Gauguin Paul Gauguin ou Frida Kahlo Frida Kahlo. Pour Jackson Pollock, les premières influences sont à chercher du côté des muralistes mexicains, et sur-tout de Pablo Picasso. L’Américain découvre l’Es-pagnol en 1939 à travers Guernica, exposé dans une galerie new-yorkaise. Quelques mois plus tard, le MoMA consacre une rétrospective au peinte es-pagnol, l’occasion pour Pollock de se familiariser avec Les Demoiselles d’Avignon ou la Jeune Fille de-vant un miroir. Il réalise alors une série de peintures et de dessins éminemment picassiens, où l’on n’en finit pas de repérer les citations : « Maudit Picasso ! dira Pollock. Chaque fois que j’ai l’impression d’ar-river à quelque chose, je me rends compte que ce salaud y est arrivé avant moi. »
Quand, à l’automne 1945, Pollock quitte New York pour s’installer dans une ancienne ferme à Long Island avec son épouse Lee Krasner, l’in-fluence du « maudit Picasso », il s’en est enfin li-béré. Il peut enfin commencer à développer la technique qui le rendra mondialement célèbre : le dripping. Elle consiste à laisser couler la pein-ture directement sur la toile posée à l’horizontale, en veillant à contrôler la fluidité et l’épaisseur des lignes. Au diable, pinceaux ! Adieu, chevalets ! « Au sol, considérait Pollock, je suis plus à l’aise. Je me sens plus proche du tableau, j’en fais davantage partie ; car, de cette façon, je peux marcher tout autour, travailler à partir des quatre côtés, et être littéralement dans le tableau ».
De sa petite grange aménagée en atelier, à côté d’une maison sans eau chaude ni chauffage, sortent des toiles abstraites et numérotées qui s’arracheront bientôt à des millions de dollars. En 1948, le magazine Life se demande si Pollock est le plus grand peintre vivant aux États-Unis ; puis, Hans Namuth le photographie au travail, en contre-plongée : le mythe est en marche. Aux yeux du public, Pollock passe pour être l’inven-teur du dripping. En réalité, il s’est inspiré de Janet Sobel (1894-1968). Trajectoire fascinante que celle de cette juive née en Ukraine, dans un shtetl où son père est victime d’un pogrom, et qui arrive à Brooklyn, via Ellis Island, à l’âge de quinze ans. Femme au foyer, elle élève cinq enfants, dont l’un obtient une bourse artistique à laquelle il pense renoncer. Comme Susan essaye de l’en dissuader, elle s’entend répondre : « Si l’art t’intéresse tant que ça, tu n’as qu’à t’y mettre, toi. » À quarante-cinq ans, sans aucune formation artistique, sans avoir jamais peint ni même songé à peindre, elle s’y met ; et bientôt, cela donne des œuvres comme Milky Way, « une symphonie silencieuse de déli-cats tourbillons d’émail et d’éclaboussures défer-lantes », selon Kelly Grovier. Moi, je serais bien in-capable d’en parler avec autant de lyrisme, mais, de toutes les toiles accrochées parmi les Pollock au musée Picasso, aucune ne m’a happé davantage que celle-là. En cherchant Jackson Pollock, j’ai dé-couvert Janet Sobel. Après tout, est-ce que ça n’est pas en cherchant les Indes que Colomb a décou-vert l’Amérique ?