Aussi intense qu’intelligent, et incarné dans le monde contemporain, l’art de Daniel Richter s’affirme soudain comme l’une des plus singulières créations de ces dernières années. Le photojournalisme réélaboré sur un mode aussi abstrait que figuratif consacre t-il une nouvelle peinture d’histoire,avec autant d’énigmes que d’évidences ?
Alors que la «trans-avant-garde» surgit en Italie, au tournant des années 1970-1980, s’affirmeen Allemagne, à la faveur de nouvelles sensibilités et de nouveaux marchés, une constellation de peintres qu’on a parfois voulu subsumer dans l’appellation (erronée) de «Neue Wilden» (Nouveaux sauvages). Ceux-ci ne traduisent en fait que l’adoption d’une figuration libre, aux tendances «expressionnistes», à côté d’un Gerhard Richter (1932), lié au réalisme photographique, d’un Sigmar Polke (1941), explorant les rapport figuration / abstraction, d’un Anselm Kiefer (1945), peintre d’histoire, chantre de monumentalité architecturale et paysagère.Le quadrige allemand qui de cette époque reste dans les esprits pour avoir traduit la neuve soif d’images (Hunger nach Bildern, Cologne 1982) est celui que constituèrent Georg Baselitz (1938), A. R. Penck (1939), Markus Lüpertz (1941) et Jörg Immendorff (1945). Le premier, doté de la plus forte individualité, et pas seulement à cause de son fameux «renversement» du sujet tête en bas, a suivi un développement qui le positionne encore comme une référence internationale. Penck, avec ses personnages-chiffres, a sombré avec la chute du Mur de Berlin. Le troisième, démarqueur de styles modernes reconnus, est entré dans la peau du pompier de sa génération. Immendorff a très bien tenu son cap avec ses scènes de groupe et portraits de l’Allemagne divisée et de l’Europe dadaïste.Mais, aujourd’hui, que se passe-t-il de neuf au pays de Dürer (1471-1528) et de Beuys (1921-1986) ? La scène artistique s’est à nouveau réveillée et ne se réduit certes pas à un Ulrich Lamsfuß (Bonn 1971), qui restitue à partir de documents photographiques la figure humaine dans une matière picturale exacte et très nourrie, ni à un Jonathan Meese (Hambourg 1971), dont les tableaux sont plus violents, secoués de décharges au tube decouleur crue, mêlant collages et coups de pinceau gestuels, portraits et graphes, provocation et religion.Arrêtons-nous ici à Daniel Richter, une personnalité déjà plus mûre – et aussitôt passionnante. Son exposition monographique au Museum für Gegenwartskunst de Bâle, jusqu’au 24 septembre, annonce la polysémie de la et de sa peinture par un titre parlant, Huntergrund, calambour anglo-allemand qui peut se traduire à la faveur d’un glissement de langues par «terrain de chasse» (Hunterground) et «arrière-plan» (Hintergrund).
Richter (Eutin 1962), qui vit à Berlin et Hambourg – à ne pas confondre avec les peintres allemands Ludwig Richter (1803-1884), Hans Richter (1888-1976) et Gerhard Richter (1932) –, est un Spätzünder, un late bloomer, un tard venu à l’âge de raison et à la peinture, quand il comprend que seul l’art «associe la liberté à l’absence de but». C’est en 1991 qu’il entre à la Hochschule der Bildenden Künste de Hambourg. Il y sera bientôt l’assistant d’Albert Oehlen (1954), un tenant, avec Martin Kippenberger (1953-1997), de la redéfinition de la peinture à la fin du siècle passé. Daniel Richter expose dès 1995en galerie, à Berlin; viendront par la suite Vienne (1999), Paris (2000), Los Angeles (2001) et Athènes (2003). La Kunsthalle de Kiel (2001), la Kunstsammlung Nordrhein-Westfalen, à Düsseldorf (2002) et la National Gallery of Canada, à Ottawa (2005), l’introduisent très vite dans le circuit des musées. Le référentiel collectionneur londonien Charles Saatchi l’achète (fort cher) en 2002.Daniel Richter, qui est très tôt «intéressé par l’articulation entre l’art et l’artifice», ne réalise jusqu’en 2000 que des toiles «abstraites», sans doute pour se soustraire à l’excès de l’information («Information overkill») qui marqua un âge parfois désenchanté. Après des œuvres extraordinairement colorées, évoquant des imbrications sinueuses et des rapiècements, parfois des oscillations propres aux musiques pop visualisées, Richter se tourne donc vers la figuration. Il s’en explique dans un entretien avec Philipp Kaiser, le commissaire de l’exposition bâloise: «avec ma peinture abstraite, je touchais à certaines frontières. Je devais avant tout me garder d’atterrir dans une zone ornementale et pseudo-religieuse. Le résultat de cinq ans de peinture abstraite me fit comprendre que soit l’on travaille de façon philosophique et anti-anecdotique – un travail adossé à la grande ‘affirmation’ – soit justement l’on privilégie l’ornementation, le floral, le réseau, la répétition, le motif, toutes caractéristiques qui proviennent de l’art non figuratif, de l’art assyrien puis islamique.»A ce tournant de l’an 2000, Daniel Richter ressent «le besoin de [s]e communiquer à propos du monde» et d’explorer s’il est possible de «penser conjointement la modernité et le contenu». Naturellement, cette question «anachronique» du sujet ou du fond, on la connaît en Allemagne de par les panthéons critiques d’Immendorff et de son Café Deutschland ou de son Café de Flore, sinon de par les théories artistiques de la vieille RDA. Or, ce qui frappe et séduit chez Daniel Richter, c’est que le politique et le social sont désormais réinvestis dans la mesure même où le fait plastique se trouve intensément réinventé et proclamé.Il confesse volontiers: «Le déclic pour ma peinture figurative fut une visite au Musée d’Orsay, à Paris. Avant tout chez Pierre Bonnard, Edouard Vuillard et Félix Vallotton le phénomène est évident, ce sont des peintres dont je ressens les tableaux comme beaux et intelligents, deux choses qui ne se laissent guère séparer. Parce que se rejoignent dans ces tableaux la tradition picturale de l’Europe autant que l’occupation subjective avec soi-même et avec la bourgeoisie, et que d’autre part s’y inscrivent l’organisation plastique des Japonais tout autant que l’influence de la photographie.»A ce titre de l’adhésion à une grande forme héritée, la prenante pertinence du discours formel des toiles de Daniel Richter ne se manifeste bien entendu pas dans une resucée de l’Ecole de Paris, mais dans la création d’un langage singulier, forcément contemporain – aussi fascinant qu’incommode. Voici comment l’artiste explicite ce qui se donne parfois comme une superposition de calques, de tracés-taches, de codages non imitatifs de configurations descriptives, au moyen de la couleur et de la matière: «Le système de signes avec le quel j’essaie de travailler est, entre autres, un système qui rappelle à l’Européen occidental qu’il existe un monde au-delà de l’Occident et qu’au sein de l’Occident il existe aussi un monde étranger et menaçant, soit le sien propre. Nombre d’éléments de ma peinture tournent autour du regard marginal (…). A partir du centre, il existe diverses expériences de la périphérie».Et Daniel Richter de citer les trois types de regard marginal qu’il transpose dans la facture de ses toiles: «le paranoïde», celuide la caméra infrarouge et du détecteur de chaleur en usage dans les sas, les aéroports, aux frontières; celui des drogues et du psychédélique, par quoi «on pose le regard d’un étranger sur ce qui nous est propre»; le troisième est le regard «sur le matériau vu de près, quand la réalité s’offre à nous de façon classique et documentaire, par les points ou respectivement les pixels de la photographie de presse et des caméras digitales». Dans ces «trois moments» des techniques de représentation, une tache peut «se transformer en un lièvre bondissant ou en une victime de tortures», mais le tableau ne cesse d’attester qu’il est «fait», fabriqué, qu’il est de toutes pièces un artefact qui s’expose.Pourtant Daniel Richter recourt souvent à la photographie (pour mettre à disposition «le matériau qui façonne notre monde»). La peinture peut atteindre dès lors à «un caractère beaucoup plus fondamental», plus polyphonique. Du fait de «la discursivité du matériel photographique» pris en compte et discuté par le pinceau, s’ajoute dans le concert ce qu’on pourrait appeler des cordes sympathiques. Ainsi, l’œuvre est ouverte, elle joue de ses évidences prétendument explicites; par son art de la composition et du traitement pictural, Daniel Richter veille à ne pas l’enfermer dans une seule interprétation possible.On peut admirer dans Phienox (2000), conçu pour être exposé à Berlin et à l’époque du dixième anniversaire de la chute du Mur, comment Daniel Richter s’y prend pour exécuter une véritable pala où se mêlent intension et méprise. «J’ai, ditil, peint un tableau dans lequel s’imbriquent Déposition de croix, chute du Mur et catastrophe. Si le tableau est lu commechute du Mur, il projette une version assez paranoïde de l’événement historique. Phienox est en fait un étrange mélange de film de guerre hollywoodien et de peinture abstraite (…), fondé sur une photographie de presse tirée de la Neue Zürcher Zeitung et qui montre l’ambassade américaine à Nairobi bombardée par des musulmans radicaux. Toutefois, le public à Berlin devait y voir une image de la chute du Mur. La ‘condition’ de cette photographie de journal réside dans l’événement que le regardeur projette dans sa version peinte.»Quand bien même il a justement «cherché en premier lieu des motifs qui soient politiquement et socialement lisibles, et accessibles sur un plan général», le politique et le social – ainsi que le rêve, plus récemment – ne se constituent pas chez Daniel Richter en message univoque, mais ils sont seulement mis à disposition à travers la stratification des lectures possibles. En jouant sur plusieurs tableaux. Car «la dichotomie abstraction et figuration est à vrai dire fictive. Toute peinture est un processus d’abstraction, elle peut mettre ce processus plus ou moins en avant. Pour moi, il était toujours clair que la lisibilité d’un tableau dépend du cadre dans lequel il apparaît. C’est un fait fâcheux que dans la peinture, sitôt qu’on peint des êtres humains, se produit une identification.»Mais le contenu figuré donne naissance chez Daniel Richter à un nouveau «feu des signes», comme l’aurait écrit Georges Duthuit (1891-1973). La virtuose fête picturale (et sémantique) ne se déroule pas seulement à l’enseigne de l’art pour l’art. Lorsque Daniel Richter met en scène l’animalité des conducteurs de chiens sous les dehors de la violence urbaine, la satire freudienne, le carnaval des animaux devant une architecture de façade, la vision onirique d’un cadavre (?) barbu qui flotte sur les eaux comme Ophélie, ou lesémigrés africains serrés dans leur canot et la nuit, il le fait en déployant ironie, inquiétante étrangeté, sens du grotesque, et de manière à susciter l’interrogation, à rendre la description (la vision ! la recherche de significations !) à la fois insuffisante et nécessaire – autant qu’irréductiblement picturale. Voilà qui surprend.