DANS LES TABLEAUX DES BRUEGHEL, LA FÊTE BAT SON PLEIN

Pieter Brueghel le Jeune (1564-1638), La Danse de noces, 1614, panneau 43,9 x 59,9 cm, signé et daté en bas à gauche 
P. BRVEGHEL 1614 © avec l’aimable autorisation de De Jonckheere, Genève
Pieter Brueghel le Jeune (1564-1638), La Danse de noces, 1614, panneau 43,9 x 59,9 cm, signé et daté en bas à gauche P. BRVEGHEL 1614 © avec l’aimable autorisation de De Jonckheere, Genève
Jeanne Brunel 2019 célébrait le quatre cent cinquantième anniversaire de la mort de Pieter Bruegel l’Ancien. À cette occasion, Sandrine Vézilier-Dussart ouvrait au Musée de Flandre à Cassel une réjouissante exposition sur la représentation des fêtes et des kermesses dans l’art flamand du XVIe et XVIIe siècle. Brocs, tripots, danses endiablées et franches embrassades, l’exposition portait un regard nouveau sur ces œuvres, au-delà d’une vision évidente et parfois réductrice de la simple représentation de la joie de vivre. Car au centre des scènes de liesse que Bruegel produit, règnent un cérémonial et une constante grivoiserie que de nombreux historiens de l’art se sont plu à décoder. Cruche, cucurbitacée, épée, cornemuse et pipeau; si certains éléments sont explicites, d’autres ont encore un sens caché. Entre caricature et humour acéré, les kermesses ont plus à nous dire qu’une simple ronde, un couru banquet et quelques palissades souillées. Pieter Bruegel aime le monde paysan. Changeant de vêtements pour se fondre dans le décor, il l’observe, le croque sur le vif et le peint. Il regarde le théâtre populaire comme il lit Érasme et son Éloge de la folie paru en 1511. D’une vie de citadin jusqu’au voyage en Italie, il devient le spectateur du monde rural et s’en fait le chroniqueur enthousiaste, notamment des rites séculaires et hiérarchisés qui précèdent la cérémonie religieuse du mariage. Alors on l’imagine suivre le cortège de noces, s’attabler et faire ribote, danser au cœur d’une farandole, assister à la bénédiction du lit nuptial. Le regard de l’historienne...

Jeanne Brunel

2019 célébrait le quatre cent cinquantième anniversaire de la mort de Pieter Bruegel l’Ancien. À cette occasion, Sandrine Vézilier-Dussart ouvrait au Musée de Flandre à Cassel une réjouissante exposition sur la représentation des fêtes et des kermesses dans l’art flamand du XVIe et XVIIe siècle. Brocs, tripots, danses endiablées et franches embrassades, l’exposition portait un regard nouveau sur ces œuvres, au-delà d’une vision évidente et parfois réductrice de la simple représentation de la joie de vivre. Car au centre des scènes de liesse que Bruegel produit, règnent un cérémonial et une constante grivoiserie que de nombreux historiens de l’art se sont plu à décoder. Cruche, cucurbitacée, épée, cornemuse et pipeau; si certains éléments sont explicites, d’autres ont encore un sens caché. Entre caricature et humour acéré, les kermesses ont plus à nous dire qu’une simple ronde, un couru banquet et quelques palissades souillées.

Pieter Bruegel aime le monde paysan. Changeant de vêtements pour se fondre dans le décor, il l’observe, le croque sur le vif et le peint. Il regarde le théâtre populaire comme il lit Érasme et son Éloge de la folie paru en 1511. D’une vie de citadin jusqu’au voyage en Italie, il devient le spectateur du monde rural et s’en fait le chroniqueur enthousiaste, notamment des rites séculaires et hiérarchisés qui précèdent la cérémonie religieuse du mariage.

Alors on l’imagine suivre le cortège de noces, s’attabler et faire ribote, danser au cœur d’une farandole, assister à la bénédiction du lit nuptial. Le regard de l’historienne Myriam Greilsammer va au-delà de l’iconographie et pense ses scènes comme des documents nous renseignant sur le caractère même de la société des Pays-Bas méridio- naux de l’époque, et sur l’institution du mariage en particulier. Alors si certains ont proposé une lecture caricaturale du monde paysan, carnassier et soiffard, moqué et pointé du doigt pour ses excès, l’historienne s’appuie sur la thèse de Walter Gibson selon laquelle la peinture est avant tout criante de réalisme et dépourvue de jugement moral. L’intention du peintre est aussi bienveillante qu’empathique : Bruegel peint un monde jouissant.

Les rituels abordés dans ses œuvres constituent pour les Pays-Bas de l’époque une tradition importante voire primordiale. Quitte à faire l’impasse sur le rituel sacré : Bruegel a-t-il déjà peint la cérémonie religieuse de mariage ? Ces rites de passage sont essentiels pour la concrétisation d’une union et pour la population qui y participe, c’est un espace de fête et de gaîté. Son cadre premier est donc strictement profane et c’est souvent à l’ar- rière-plan des compositions que l’on trouve le clocher relégué.

Mais s’ils s’inscrivent en marge du sacrement, ces rituels sont régis par des règles qui donnent à chacun respectivement, homme et femme, une place de dominant à subordonnée. Rejoignons le cortège de noces. Il se forme devant la ferme du marié et se dirige vers celle de l’élue. Deux cortèges distincts, les hommes d’abord les femmes ensuite, chacun est mené par un joueur de cornemuse. Place de choix pour le fiancé en tête, encadré entre deux arbres tandis que la fiancée, escortée d’un garçon qui de sa main semble la faire ralentir, est mise en retrait. La mine peu réjouie et le regard accablé, celle qui doit s’avancer « innocente» ne peut guère dissimuler sous son épaisse pelisse des formes très éloquentes sur son état. Derrière elle, deux femmes mariées, dont le statut est identifiable par la ceinture, la surveillent. Pourrait-elle prendre quelques initiatives sans cela ?

Pieter Brueghel le Jeune La Kermesse de la Saint-Georges et la Ronde autour de l’arbre de mai, panneau 54,6 x 75,7 cm,
signé en bas à gauche P. BREUGHEL 1627 © avec l’aimable autorisation de De Jonckheere, Genève

Passée la solennité de la procession, les mariés et leur cohorte participent à un repas qui se déroule soit à l’intérieur soit à l’extérieur. Même si la mariée, circonspecte, ne lève toujours pas ses yeux, l’ambiance est bonhomme et la fête est engagée. Autour du partage d’une nourriture frugale composée de soupe, le repas est sous le contrôle du marié qui veille à la distribution des assiettes et des pichets de vin. Puis vient le bal, et les danses effrénées des convives. La mariée n’y est pas invitée et tenue de rester à table, entre sa mère et sa bellemère, devant un drap décoré d’une couronne. Les invités déposent pour cadeau une lourde monnaie, sous le regard austère des deux chaperonnes et des autres convives. Cette composition a probablement été inventée par Bruegel l’Ancien et survit par les œuvres de ses fils Pieter et Jan le Jeune, de même qu’une célèbre gravure. Exécutée par Pieter van der Heyden, l’inscription érotique du cartouche invite à une interprétation prudente mais éclaire sans équivoque sur la symbolique toute masculine de la cornemuse et de la flûte. De fait, la jeune épouse aurait déjà subi les assauts de son époux : elle est, en flamand vol en soete (douce et pleine). Face à elle, au son de deux cornemuses,
la danse bat son plein. Les couples se forment et se défont, bras-dessus, bras-dessous, s’embrassent et s’entraînent, ça sent la bière, donne-moi la main, chantait Brel.

Pieter Brueghel le Jeune
Le Cortège de noces, 1627 Panneau 75 x 120,7 cm, signé en bas à droite P. BREVGHEL 1627 © avec l’aimable autorisation de De Jonckheere, Genève

À l’évidence, ce joyeux désordre permet aux paysans d’oublier le temps d’une noce, la vie de labeur et les difficultés du moment. Outre les scènes de mariage qu’il peint à la suite de son père dans un atelier prospère, Pieter Brueghel le Jeune explore aussi le thème des kermesses. Ce sont des rendez-vous importants du calendrier paysan et sont liées à une procession en l’honneur du saint consacré par la paroisse locale. Celle de la Saint-Georges, reconnaissable à sa bannière rouge, est la plus emblématique d’entre elles et ses célébrations excessives sont peintes dans des tableaux très prisés des collectionneurs de la haute bourgeoisie comme des souverains. Avec la danse autour de l’arbre de mai, les œuvres font perdurer la longue tradition flamande qui consiste à illustrer l’identité nationale et l’unité de ses habitants. Or, à l’entrée des Temps modernes, sur un territoire placé sous le joug des autorités espagnoles, souffrant de la misère et de la récession, ces scènes de coutumes de la vie paysanne furent les étendards de valeurs traditionnelles et conservatrices. Vectrices d’une paix sociale rendue possible par la fête et sa transgression frivole des interdits, ces images portent le sceau d’un ordre patriarcal catholique établi que rien, pas même la Réforme ou une épidémie de peste, ne pourrait venir bousculer.

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