David Hockney, la couleur avant tout

Portrait of an Artist
(Pool with Two Figures), 1972
Acrylique sur toile, 2140 x 3048 mm
Collection Lewis
© David Hockney
Photo Credit : Art Gallery of
New South Wales / Jenni Carter
Portrait of an Artist (Pool with Two Figures), 1972 Acrylique sur toile, 2140 x 3048 mm Collection Lewis © David Hockney Photo Credit : Art Gallery of New South Wales / Jenni Carter
Au cœur de Londres, la Tate Britain honore depuis février l’un des artistes majeurs de la peinture britannique du XXème siècle. Portrait of an Artist(Pool with Two Figures), 1972Acrylique sur toile, 2140 x 3048 mmCollection Lewis© David HockneyPhoto Credit : Art Gallery ofNew South Wales / Jenni Carter La première chose qui étonne, c’est la foule juvénile qui se presse pour visiter, dès l’ouverture, l’exposition la plus courue du moment. David Hockney n’est pas un peintre « patrimonial » : il captive les étudiants et leurs grands-parents. De fait, la modernité d’un tableau n’a rien à voir avec l’âge de son auteur, puisque des toiles vieilles de plusieurs siècles demeurent neuves aujourd’hui. Il suffira de méditer les paysages de Turner, également exposés à la Tate, pour s’en convaincre. Mais comment, depuis les années 1960, Hockney a-t-il nourri son exceptionnelle jeunesse ? L’aspect chronologique de l’accrochage nous permet de mieux le comprendre : d’abord, en associant chacune de ses œuvres à un discours sur l’art ; ensuite, en considérant le monde comme un perpétuel terrain d’amusement, offert à un enfant muni d’une boîte de feutres – cet aspect ludique de son travail expliquant son succès populaire. Bien que complexe sur le plan théorique, The Big Splash, sa peinture la plus iconique, est aussi une image facile d’accès, une gourmandise offerte aux yeux du profane, et pas seulement du spécialiste. Commençons par le discours sur l’art : dès la fin de ses études, le jeune homme livre des œuvres fortes, mais typiques...

Au cœur de Londres, la Tate Britain honore depuis février l’un des artistes majeurs de la peinture britannique du XXème siècle.

Portrait of an Artist (Pool with Two Figures), 1972 Acrylique sur toile, 2140 x 3048 mm Collection Lewis © David Hockney Photo Credit : Art Gallery of New South Wales / Jenni Carter
Portrait of an Artist
(Pool with Two Figures), 1972
Acrylique sur toile, 2140 x 3048 mm
Collection Lewis
© David Hockney
Photo Credit : Art Gallery of
New South Wales / Jenni Carter

La première chose qui étonne, c’est la foule juvénile qui se presse pour visiter, dès l’ouverture, l’exposition la plus courue du moment. David Hockney n’est pas un peintre « patrimonial » : il captive les étudiants et leurs grands-parents. De fait, la modernité d’un tableau n’a rien à voir avec l’âge de son auteur, puisque des toiles vieilles de plusieurs siècles demeurent neuves aujourd’hui. Il suffira de méditer les paysages de Turner, également exposés à la Tate, pour s’en convaincre.

Mais comment, depuis les années 1960, Hockney a-t-il nourri son exceptionnelle jeunesse ? L’aspect chronologique de l’accrochage nous permet de mieux le comprendre : d’abord, en associant chacune de ses œuvres à un discours sur l’art ; ensuite, en considérant le monde comme un perpétuel terrain d’amusement, offert à un enfant muni d’une boîte de feutres – cet aspect ludique de son travail expliquant son succès populaire. Bien que complexe sur le plan théorique, The Big Splash, sa peinture la plus iconique, est aussi une image facile d’accès, une gourmandise offerte aux yeux du profane, et pas seulement du spécialiste.

Commençons par le discours sur l’art : dès la fin de ses études, le jeune homme livre des œuvres fortes, mais typiques de son âge et de son époque, où la mélancolie côtoie l’abstraction, et s’accompagne de mots ténébreux. On songe aux fusains de Louise Bourgeois, aux dessins de David Lynch, de Cy Twombly, à cette noirceur-là. Le soleil ne s’est pas encore fait jour ; et le bonheur, comme disait Charles Trenet, ne cache pas encore le malheur. Dans Cleaning Teeth Early Evening (10pm), deux monstres fœtaux maintenus par des chaînes se versent réciproquement du dentifrice dans leurs effrayantes mâchoires. The Most Beautiful Boy in the World présente, pour sa part, une inquiétante silhouette démunie de visage, assortie d’un cœur qui lui percute la face. Le trait est sûr, le talent indéniable, mais encore mimétique. L’étudiant Hockney acère son pinceau et se forme l’esprit.

Sa patte naît pour de bon lorsqu’il découvre les Etats-Unis. Domestic Scene, Los Angeles, exécuté en 1963,  dévoile un homme sous la douche savonné par un ami, et pour la première fois, inculque une manière composite de sonder l’espace. Apostrophant les rêves de Giorgio De Chirico ou de Dalí, chaque objet se trouve isolé, découpé façon collage : ici flotte un téléphone rouge, là un bouquet de lys, là encore un fauteuil dont le textile rend hommage à Matisse. Même dispositif pour The Actor ou Arizona, datés de 1964, qui subdivisent le décor pour n’en révéler que les éléments les plus marquants, comme si le privilège de la représentation était réservé aux symboles et aux matières qui nous touchent. Il se dégage de ces œuvres une troublante désincarnation ; celle de la vue qui a omis la vie. Ou bien celle du marketing, science-égérie du Pop Art qui ne met en valeur que la gloire, et le rare.

Un virage définitif a bientôt lieu, qui fait éclore le Hockney que l’on retiendra. En 1964 – un an après avoir rencontré Andy Warhol –, l’artiste produit un Sunbather qui s’apparente à sa bible. Tous ses ingrédients favoris sont présents : l’eau agitée, l’abstraction au sein de la figuration, l’asymétrie dans la structure, la simplicité de la composition, la nudité masculine. Qu’est-il advenu à cette période-là ? Il est saisissant de constater qu’en quelques mois, le peintre est parvenu à « charneliser » le corps, à injecter du sang, des organes, du désir dans ce qui ne composait auparavant qu’une enveloppe humanoïde. Sans surprise, le récit s’annonce encore morcelé – c’est le garçon et la piscine ; non le garçon au bord de la piscine. Ce détail s’explique, ainsi que nous l’avons supputé, par le fait que Hockney ait spontanément appréhendé le réel comme un jeu de cubes à décomposer, ou un coloriage à remplir. A Lawn Being Sprinkled (1967) illustre cette idée, rendant palpable le gazon au moyen de mille touches vertes répétitives, et les jets d’arrosage, tous semblables, à la faveur de triangles blancs géométriques. La célébrissime éclaboussure du Bigger Splash repose sur la même logique, rappelant que l’eau tourmentée n’est guère qu’une combinaison graphique de taches plus ou moins claires, et que par conséquent, l’artiste a forcément raison contre la nature – laquelle se contente, Wilde l’avait souligné, de l’imiter.

La suite se récite comme un conte : en 1966, Hockney introduit un homme dans l’une de ses piscines (Peter Getting Out of Nick’s Pool), agrégeant ses obsessions jusqu’à faire pénétrer les remous matérialisés de la surface dans le fessier de son modèle. Cette rencontre agit-elle comme une clé ? Il semble en tout cas que le créateur atteigne peu après un sommet avec The Room, Tarzana (1967), engendrant une scène close à la Balthus, un univers parallèle d’une douceur inouïe, qui se suffit à lui-même. Cinq ans plus tard, Pool with Two Figures – l’affiche de l’exposition londonienne – conduira plus loin notre démiurge : cette fois, le garçon nage enfin dans la piscine, au cœur du fluide abstrait, ou bien, pourrait-on dire, du pré-langage. Comme s’il avait effleuré le secret des choses, le rapport du peintre au registre de l’inerte devient plus sensuel. Il convoite, en parfait interior decorator, la balance suprême des formes et des teintes (Mount Fuji and Flowers), et voisine – quoique distinct dans ses intentions – avec l’harmonie céleste d’un autre Britannique notoire, Francis Bacon.

Entre-temps, la bizarrerie consubstantielle aux objets s’est propagée aux individus, les transmuant en accessoires aussi (peu) vivants que les vases qui trônent sur leurs commodes, tournant en dérision les piteux agrégats de molécules que nous sommes ; qu’il s’agisse de la famille Hockney ou de collectionneurs américains (Fred & Marcia Weisman). Au même titre que les palmiers ou  les palissades, les personnes constituent des œuvres d’art, grotesques car moins régulières : la suprématie appartient à ce qui ne raisonne pas. Au pied de ses parents statufiés en nature morte (1977), le créateur glisse un livre sur Chardin.

En 1978, un coup du sort s’abat sur Hockney, frappé de surdité presque complète. Si la destinée a été plus courtoise avec lui qu’avec Beethoven, ne le privant pas de son sens le plus essentiel, cette altération bouleverse la perception visuelle du peintre, qui paraît compenser la perte du son par des pigments supplémentaires. Afin que le macrocosme continue d’être bavard, les couleurs deviennent bruyantes, les forêts (et terrasses) tonitruantes. Exit les pastels ! Plus saturé que jamais, Hockney en profite pour saluer ses maîtres en la matière : Breakfast at Malibu, Wednesday s’inspire des nuits bleues de Van Gogh ; Large Interior, Los Angeles du cubisme de Braque, et The Other Side du surréalisme de Max Ernst. Les larges landscapes californiens convoquent quant à eux l’art brut, et la peinture naïve sud-américaine.

On en oublierait presque que Hockney est un dessinateur génial : ses travaux à la plume en témoignent, mais communiquent une autre dimension de l’existence (son acuité, son minimalisme) que ses peintures, pensées pour un public myope, dévolues à l’aura des matériaux, à la vibration ineffable de l’être. C’est dire si Hockney a été visionnaire, en se penchant avant tout le monde sur la réalité augmentée ; ou en élaborant dès 1978 un pixel artisanal avec ses joiners, générant du « tout » avec une multitude de « parties » au polaroïd (Billy + Audrey Wilder ; Pearblossom Highway), afin de s’approcher, selon ses termes, « de la vérité du regard ».

Une série d’esquisses réalisées sur iPad et iPod conclut la rétrospective sur une note magique : par le miracle de l’animation, c’est tout le « chemin du tracé » de Hockney qui surgit en accéléré, suggérant la présence d’un peintre invisible ; et offrant au visiteur une expérience à peu près unique dans l’histoire, à l’exception d’un certain Pablo traçant sur une plaque de verre, pour la caméra de Clouzot, les figures de son bestiaire. Le film s’intitule Le Mystère Picasso : c’est Hockney lui-même qui en indique la référence, ne craignant guère – et à juste titre – les comparaisons.

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