DEUX BUSTES À MARIOUPOL

Marioupol a vu naître un peintre très remarquable, Arkhip Kouïndji (1841-1910), originaire d’une famille grecque de Crimée, d’où l’étrangeté de son nom. À Pétersbourg, il commença de se faire connaître avec des tableaux à la fois sombres et intenses. Sa première toile vraiment personnelle, et qui fondera sa réputation, s’intitule Nuit ukrainienne. Les murs de quelques maisons basses reflètent de manière presque aveuglante la lumière de la lune, tandis que le reste du paysage est enfoui dans une étrange obscurité bleue. Désormais, Kouïndji a trouvé sa voie, très singulière : il va peindre des tableaux puissamment réalistes etmystérieusement irréels, habités par ce qu’on pourrait appeler une lumière obscure, à la fois sourde et intense. L’une de ses créations les plus fameuses, Clair de lune sur le Dniepr, où dominent le noir profond et le blanc verdâtre, relève de ce qu’on pourrait appeler un hyperréalisme fantastique : cette oeuvre a l’exactitude des rêves. La Nuit, l’une de ses dernières toiles, représente des chevaux paissant au-dessus d’un fleuve dont les méandres suggèrent l’infini, dans la clarté paradoxale d’une nuit d’été nordique, comme on pouvait en connaître à Saint-Pétersbourg. Il a longtemps vécu dans cette ville, dont un des cimetières abrite sa tombe, avec son buste en bronze.Cet hommage prouve assez qu’un artiste ukrainien pouvait être vénéré par la Russie, la beauté de son oeuvre étant évidemment universelle. Mais le souvenir de Kouïndji n’est pas moins vivant dans sa ville natale de Marioupol, où se dresse un autre de ses bustes, qui le...

Marioupol a vu naître un peintre très remarquable, Arkhip Kouïndji (1841-1910), originaire d’une famille grecque de Crimée, d’où l’étrangeté de son nom. À Pétersbourg, il commença de se faire connaître avec des tableaux à la fois sombres et intenses. Sa première toile vraiment personnelle, et qui fondera sa réputation, s’intitule Nuit ukrainienne. Les murs de quelques maisons basses reflètent de manière presque aveuglante la lumière de la lune, tandis que le reste du paysage est enfoui dans une étrange obscurité bleue.

Désormais, Kouïndji a trouvé sa voie, très singulière : il va peindre des tableaux puissamment réalistes et
mystérieusement irréels, habités par ce qu’on pourrait appeler une lumière obscure, à la fois sourde et intense. L’une de ses créations les plus fameuses, Clair de lune sur le Dniepr, où dominent le noir profond et le blanc verdâtre, relève de ce qu’on pourrait appeler un hyperréalisme fantastique : cette oeuvre a l’exactitude des rêves. La Nuit, l’une de ses dernières toiles, représente des chevaux paissant au-dessus d’un fleuve dont les méandres suggèrent l’infini, dans la clarté paradoxale d’une nuit d’été nordique, comme on pouvait en connaître à Saint-Pétersbourg.

Il a longtemps vécu dans cette ville, dont un des cimetières abrite sa tombe, avec son buste en bronze.
Cet hommage prouve assez qu’un artiste ukrainien pouvait être vénéré par la Russie, la beauté de son oeuvre étant évidemment universelle. Mais le souvenir de Kouïndji n’est pas moins vivant dans sa ville natale de Marioupol, où se dresse un autre de ses bustes, qui le représente en sa jeunesse conquérante. Marioupol avait même son musée Kouïndji, dans lequel figuraient plusieurs de ses tableaux. Hélas, la guerre est venue. On sait que le musée a été détruit par un bombardement russe. Par chance, les peintures de Kouïndji en avaient été retirées avant la catastrophe.

Mais on les regarde aujourd’hui d’un oeil différent (certaines d’entre elles sont visibles actuellement
au Musée Rath de Genève, auquel le musée de Kiev les a confiées). Ainsi pour Le chemin des rouliers
à Marioupol : d’immenses convois de chars à boeufs s’étirent sur une route détrempée, peinant à vaincre la succion de la boue. Au loin, la mer. Au premier plan, un chien qui hurle à la mort ou au malheur. Les chars à boeufs, aujourd’hui, ont laissé la place à d’autres chars, et les chiens, sans parler des humains, n’ont que trop de motifs de hurler.

Un autre peintre et poète a sa statue à Marioupol. Il s’agit de Taras Chevtchenko (1814-1861), chantre et figure fondatrice de l’Ukraine moderne. Chevtchenko réalisa notamment tout un album de gravures consacrées aux monuments de sa chère patrie. Sa riche et vaste création poétique est indéniablement
militante. Pourtant l’une de ses peintures, d’un émouvant romantisme, montre qu’il s’élevait naturellement à l’universalité. Le tableau s’intitule Maria. Il a pour sujet un épisode du fameux poème de Pouchkine, Poltava, dont l’un des personnages est Mazepa (1639-1709), l’hetman des Cosaques d’Ukraine, vénéré dans son pays comme un héros : il rêvait de se soustraire au joug du tsar. Or Pouchkine donne de Mazepa la plus noire des images, le peignant en traître à la Russie. Que Chevtchenko n’ait pas hésité à illustrer un tel poème, c’est le signe qu’il y voyait une beauté transcendant les passions nationales. Et que lui-même était capable de les transcender.

Si la statue de Kouïndji reste intacte à Marioupol, du moins pour l’heure, ce n’est pas le cas de celle de Chevtchenko, dont la tête inclinée de douloureux penseur est creusée au front par l’impact d’une balle, comme si, symboliquement, l’envahisseur avait voulu tuer l’âme de Marioupol (dont le nom signifie précisément « la ville de Marie »), et de l’Ukraine tout entière. C’est bien sûr un crime, mais c’est aussi la plus consternante des erreurs, parce que les vrais artistes, même ardemment patriotes, sont un bienfait pour tous. Un besoin fatal de notre cerveau reptilien nous pousse à faire de l’autre un ennemi. L’art, lui, nous murmure inlassablement que cet autre est nous-mêmes.

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