La Comédie-Française a repris deux pièces de Molière, données en alternance, Le Misanthrope et Les Fourberies de Scapin. Deux pièces aux anti-podes l’une de l’autre : d’une part ce qui est, mal-gré les apparences et quelques scènes comiques, une tragédie, la tragédie d’un homme qui exige de chacun une sincérité absolue et se heurte par-tout aux accommodements et aux mensonges né-cessaires à la convivialité, et d’autre part une farce dans la meilleure manière de la comédie italienne, un piège tendu par le rusé Scapin pour aider deux jeunes gens à déjouer les plans de leurs pères ty-ranniques, barbons à l’autorité abusive. La farce était un genre abandonné depuis longtemps par Molière, et auquel il était revenu dans une de ses dernières pièces. Ce qui faisait dire à Boileau :
Dans ce sac ridicule où Scapin s’enveloppe
Je ne reconnais pas l’auteur du Misanthrope.
L’affaire semblait réglée : cette pièce était indigne du génie de Molière. Or, en écoutant cette merveilleuse satire de la prépotence paternelle, je me suis deman-dé si l’on avait bien compris Boileau. Peut-être a-t-il voulu dire que, loin de condamner cette farce, il félicitait Molière d’avoir su se renouveler aussi bril-lamment, au point de s’être rendu méconnaissable ?
Quoi qu’il en soit, Le Misanthrope est évidemment le chef-d’œuvre de Molière, et une des plus grandes pièces de théâtre de tous les temps. Pourquoi ? Parce qu’elle n’est pas limitée à une époque et reste d’une actualité brûlante. Dès la première scène, Alceste reproche à son ami Philinte d’avoir prodi-gué mille marques d’amitié à un homme dont il a été incapable ensuite de dire le nom.
Je veux qu’on soit sincère et qu’en homme d’honneur,
On ne lâche aucun mot qui ne parte du cœur.
Programme impossible, comme on lui fait obser-ver, mais auquel Alceste tient mordicus, jusqu’à en devenir ridicule. Et c’est en quoi cette pièce est une tragédie : s’opposer à la prostitution de l’ami-tié ne fait pas de vous un héros, mais au contraire une sorte de Don Quichotte contestant de façon imbécile les règles de la société. Ménager son pro-chain, c’est le b-a-ba à respecter. Comment diraisjamais à un des nombreux écrivains que je fré-quente par les obligations de mon métier, que je trouve ses livres détestables ? Alceste a ce courage. À Oronte qui vient lui lire un sonnet de sa com-position, il déclare tout net que ses vers sont mau-vais. Le fat se fâche :
Mais, mon petit Monsieur, prenez-le un peu moins haut. À quoi le misanthrope rétorque :
Ma foi ! mon grand Monsieur, je le prends comme il faut.
Oronte, pour cette franchise, fait un procès à Alceste. Nous n’en sommes plus là, aujourd’hui. Mais à vouloir dire ce qu’on pense, on s’attire des haines inexpiables. Combien de fois me suis-je mor-du la langue pour m’empêcher d’émettre même les plus petites réserves sur tel ou tel roman ! Combien de fois me suis-je tu, pour ne pas sembler insolent !
Le Misanthrope est aussi la tragédie d’un homme qui, malgré sa volonté de ne s’entourer que de per-sonnes sincères, est épris de Célimène, une co-quette, reine dans le désir de plaire et le mensonge. À la fin de la pièce, il lui demande, puisqu’elle lui assure qu’elle l’aime, de le suivre dans le désert où désormais il entend vivre.
Moi, renoncer au monde avant que de vieillir
Et dans votre désert aller m’ensevelir !
La solitude effraie une âme de vingt ans.
La rupture est consommée : entre d’une part un homme dont la volonté est d’être intransigeant, sans concessions, pur, fidèle à l’idéal qu’il s’est fixé, d’autre part une femme désireuse de jouir hon-nêtement des agréments de la vie. Y a-t-il situa-tion plus pathétique ? Le Misanthrope est une pièce sur l’absolu, sur l’impossibilité de réaliser l’absolu faute de trouver autour de soi quelqu’un de prêt à sacrifier à cet idéal ses médiocres plaisirs.
À la fin de son règne, Louis XIV demanda à Boileau quel était le meilleur écrivain de son royaume. Il s’attendait à s’entendre dire : Racine, auteur officiel, bien en cour. Boileau répondit : « Molière, sire. » Molière, un baladin, qui fut enterré à la sauvette, n’étant pas jugé digne d’une sépulture religieuse.


















