L’expressionnisme est à la mode. D’importantes expositions consacrées aux artistes de la Brücke ou du Blaue Reiter se succèdent à un rythme soutenu: Munich en 2004, Berlin et Madrid en 2005, Ravensburg en 2006, Berlin en 2007, New York et Baden-Baden en 2009 (voir Artpassions n°19), Paris en 2011, Halle en 2012. C’est, enfin, au tour de Grenoble et de Quimper de montrer une sélection d’œuvres choisies par le Brücke-Museum de Berlin.
C’est en 1964 que Karl Schmidt-Rottluff (1884-1976) a fait don au Land de Berlin de 74 de ses œuvres, posant les bases d’une institution dédiée exclusivement aux artistes de la «Brücke». Elle n’a cessé de s’enrichir spectaculairement depuis, car, très vite, son exemple a été suivi par Erich Heckel (1883-1970) et des achats importants ont fait le reste. Le très beau bâtiment aux lignes sobres, situé en bordure de la forêt de Grünewald, a été construit par l’architecte Werner Düttmann (1921-1983) dans l’esprit du Bauhaus et inauguré en 1967. Il abrite aujourd’hui plus de 400 tableaux non seulement de Schmidt-Rottluff et de Heckel, mais aussi de Fritz Bleyl, d’Ernst Ludwig Kirchner, de Max Pechstein, d’Otto Mueller, d’Emil Nolde, de Cuno Amiet ainsi que plusieurs milliers de dessins.
À l’occasion du quarantième anniversaire du musée, en 2007, la très active directrice, Magdalena M. Moeller, a publié un superbe catalogue commenté, Brücke Highlights: 247 Werke aus dem Brücke-Museum Berlin. C’est elle aussi qui présente le choix de Grenoble et de Quimper. On ne saurait s’adresser à un meilleur commissaire, Magdalena M. Moeller n’étant pas seulement responsable des expositions qu’organise son musée chaque année (un accrochage est actuellement dévolu aux aquarelles de Heckel et de Schmidt Rottluff et, dans la grande salle, sont présentés les bois du second), mais aussi de la publication périodique du «Brücke-Archiv», présentant les recherches les plus récentes consacrées au plus important mouvement d’avant-garde allemand du XXe siècle.
Dans tous les pays européens, les dernières décennies du XIXe siècle furent marquées par le poids grandissant de traditions académiques, souvent mises au service d’un certain ordre moral, et d’une politique nationaliste. Aussi les réactions des jeunes générations furent-elles un peu partout les mêmes: refus de l’ancienne hiérarchie des genres artistiques, rejet d’un enseignement fondé sur l’imitation de la nature et de l’Antiquité, rébellion contre les carcans d’une société étouffant dans ses préjugés.
Ainsi, dans toute l’Europe, et jusqu’en Russie et outre-Atlantique, se manifestent des mouvements appelant à un profond renouvellement: Jugendstil en Allemagne, Nieuwe Kunst aux Pays-Bas, Modernismo en Espagne, Stile Liberty en Italie, Style sapin en Suisse, Sezession en Autriche et en Allemagne, Arts and Crafts Movement en Angleterre, Tiffany aux États-Unis. D’expressions très différentes, ces courants ont néanmoins en commun la volonté de ne pas séparer l’art de l’artisanat, une prédilection pour les lignes courbes, voire chantournées, un intérêt très vif pour les arts populaires et les arts tribaux, un penchant marqué pour des sujets jugés scandaleux.
L’atmosphère fut-elle plus lourde dans l’Allemagne de Guillaume II qu’ailleurs ? Rares étaient en tout cas les galeries qui, comme celle de Paul Cassirer à Berlin, exposaient les impressionnistes et les postimpressionnistes. Rares aussi les directeurs de musée de la curiosité d’un Hugo von Tschudi, qui fit l’acquisition, pour la Nationalgalerie, de tableaux de Manet, de Toulouse-Lautrec, de Cézanne, de Van Gogh. Aussi fut-il poussé à la démission dès 1909.
Comme beaucoup de salles de classe de l’époque, celles la Technische Hochschule de Dresde étaient ornées de moulages de statues antiques, ce qui ne fut guère du goût des quatre jeunes étudiants en architecture: Kirchner, Bleyl, Heckel, Schmidt Rottluff. Leur professeur, Fritz Schumacher, qui raconte la scène, eut vite fait de les remplacer par des statues médiévales et baroques, ainsi que par des reproductions de tableaux de Dürer et de Cranach.
Ce n’était qu’un début. Il fallait aller plus loin. En 1905, les quatre contestataires fondent une association qu’ils nomment Die Brücke, «pont» ou «passage», peut-être par allusion aux nombreux ponts de leur ville, peut-être en référence à Nietzsche, qui écrivait dans Zarathoustra: «Ce qu’il y a de grand dans l’homme, c’est qu’il est un pont et non un but: ce que l’on peut aimer dans l’homme, c’est qu’il est un passage et un déclin.»
Dès 1906, ils publient un premier manifeste, «gravé» par Kirchner: «Animés par la foi dans le progrès, la foi dans une nouvelle génération de créateurs et d’amateurs d’art, nous appelons toute la jeunesse à se regrouper et, en tant que représentants de cette jeunesse porteuse de l’avenir, nous voulons conquérir notre liberté d’action et de vie face aux forces établies du passé. Sont de notre côté tous ceux qui expriment directement et sincèrement leur élan créateur.»
Élargi rapidement à Nolde, Pechstein et Amiet, le groupe, qui vit, travaille et expose en commun, se passionne pour Van Gogh, pour Gauguin, pour Cranach, pour Dürer, pour les arts premiers. Il en résulte une peinture à grands traits, très haute en couleur, comparable à celle des Fauves. Délaissant quelque peu la peinture de paysage, les artistes de la Brücke placent résolument la figure humaine au centre de leur peinture. «L’art est fait par l’homme», écrit Kirchner. «Sa propre personne est le centre de tout art, car sa forme et sa masse sont le fondement et le point de départ de toute sensation.»
On ne s’étonnera donc pas que le nu soit l’une des préoccupations majeures du groupe: Nu couché au miroir et Fränzi à l’arc avec un nu de Kirchner, Jeune homme et jeune fille et Fränzi allongée de Heckel, Jeune fille à la toilette de Schmidt-Rottluff, sans parler des nombreux nus de Pechstein, de Cuno Amiet, de Nolde. Les exemples abondent, où le corps de la femme traduit à la fois la nostalgie d’un âge d’or et la terrible réalité des corps offerts dans la grande ville. Gauguin, l’art africain et océanien, la prostitution.
Les artistes de la Brücke, dès leurs premières expositions à la galerie Emil Richter à Dresde, ont régulièrement invité d’autres artistes d’avant-garde à rejoindre leur groupe. C’est ainsi qu’ils ont fait appel notamment à van Dongen, à Othon Friesz, Vlaminck, Signac, Gallen-Kallela (à qui une grande exposition est actuellement dédiée au musée d’Orsay). Des liens s’établissent avec la Sécession de Berlin, avec le groupe du Blaue Reiter à Munich, avec la galerie Der Sturm de Herwarth Walden à Berlin. C’est ce dernier qui, en 1911, semble avoir lancé le terme d’expressionnisme. Une nouvelle avant-garde était née. Pour peu de temps, hélas ! car tous ces artistes seront bientôt contraints à l’exil et leurs œuvres rangées dans la catégorie de l’art dégénéré.