Normalien, agrégé, professeur d’université, lauréat du prix Médicis et du prix Goncourt, membre de l’Académie française, Dominique Fernandez accumule les signes d’excellence et les honneurs littéraires. Chroniqueur réputé à la Quinzaine littéraire, à L’Express, au Nouvel Observateur et dans Artpassions, il est l’une des figures les plus respectées de la République des lettres. Pourtant, ce grand seigneur cache une âme ardente et inquiète, à l’affût de nos failles et de nos volte-face, tels que les révèle souvent la vie des grands créateurs. Mais le miroir qu’il nous tend réfléchit aussi son propre visage, profondément et douloureusement humain. Charles Dantzig essaie d’approcher un peu plus cet écrivain à la fois affable et secret. RK
Je voudrais que l’on parle de l’enfance. L’amateur d’art Dominique Fernandez, tout le monde le connaît, mais quelle en est l’histoire ?
Dominique Fernandez: Tout a commencé par la galerie néo-classique du Louvre. Quand j’ai vu Le Sommeil d’Endymion de Girodet, j’avais treize ou quatorze ans, pendant la guerre, cela a été un choc. D’ailleurs je me trompe. Mon premier éveil a eu lieu bien avant cela. À l’âge de neuf ou dix ans, j’ai acheté chez Gibert un fascicule intitulé La Sculpture grecque. Un petit livre du format des classiques où nous apprenions les tragédies de Racine, à la couverture jaune ornée d’une illustration en noir et blanc, publié par Braun, les éditeurs d’art. J’ai lu ce livre avec passion, tout en ayant le sentiment d’accomplir une chose coupable: il n’y avait que des statues d’hommes nus. Mon sentiment était si trouble que, quand ma mère est entrée dans ma chambre, je l’ai caché. Ah ! cet Apollon d’Olympie, reproduit en noir et blanc, comme il m’émouvait ! Et c’est après, dans la galerie pompéienne, que je me suis ému pour d’autres œuvres, d’autres corps, comme l’Œdipe et le Sphinx d’Ingres.
Votre famille s’intéressait aux choses de l’art ? Il y avait des tableaux chez vous, on allait au musée, on écoutait de la musique ?
Ni mon père, ni ma mère ne s’y intéressaient. Mon père était ami de Picasso, mais il n’avait pas de penchant particulier pour la peinture. Pour lui, c’était «littérature seule». Si on écoutait la radio, ce n’était pas pour la musique, mais pour les nouvelles. Pendant la guerre, ma mère chez qui je vivais, écoutait Radio Londres, jamais de musique. Dans ce domaine, je crois qu’elle n’aimait que l’Hymne à la joie, et non pour ce qu’il était musicalement, mais pour ce qu’il avait l’air de représenter moralement: la fraternité, la paix… J’étais le seul à m’intéresser à l’art dans cette famille.
Vous avez suivi un enseignement artistique ?
Aucun. Au collège, il y avait des cours de dessin, mais qui n’étaient pas pris au sérieux. C’était le chahut. Il n’y avait aucun enseignement musical. Quand mon père est mort, on m’a donné un tuteur. C’était un professeur d’allemand de Saint Germain-en-Laye dont la femme, amie d’école de ma mère, était mélomane. Elle avait une collection de 78 tours, et c’est elle qui m’a initié. Le jour où elle a passé un disque de Chopin, j’ai été fasciné. À quinze ans, je me suis inscrit aux Jeunesses musicales, et c’est là que j’ai vraiment découvert la musique.
Vous l’avez apprise ? Seulement étudiée. À dix ans, on m’avait fait prendre des cours de piano, mais cela avait été un pensum.
Vous étiez un petit esthète dans un milieu intellectuel. Mais oui, mon père était un pur littéraire et ma mère ne s’intéressait qu’aux idées. Je ne lui ai jamais avoué que j’allais régulièrement au Louvre.
C’était votre domaine secret, et donc doublement secret, puisque, en matière de beaux-arts, comme on disait alors, une émotion sexuelle se mêlait à l’émotion esthétique. N’y a-t-il pas beaucoup d’hypocrisie ou de bienséance dans ces affaires ? N’appelle-t-on pas «beau» ce qui nous donne une émotion sexuelle ?
L’émotion esthétique est sexuelle, pour moi en tout cas. L’art que j’aime est très sexualisé. L’art grec, l’art néo-classsique, les anges baroques. Un saint Sébastien, même laid, me touche, tout Ganymède me transporte.
Le beau idéal est donc une hypocrisie ?
Le beau est une émotion. Cette émotion ne peut être scindée en émotion purement esthétique, purement intellectuelle, purement ceci ou cela. Il s’y mêle souvenirs, commentaires, associations d’idées, excitation sexuelle.
Possédez-vous des Ganymède ou des Saint Sébastien ? Nous sommes chez vous, et je vois surtout des murs de livres.
Je ne suis pas collectionneur. Je me contente de collectionner les émotions que j’éprouve en voyant les œuvres dans les musées, les galeries, les églises. Ce que j’ai fait, dans ma vie d’amateur ou plutôt d’amoureux des arts, c’est d’établir un système esthétique anarchique. Il était destiné à me permettre de fuir l’ordre intellectuel et moral qu’on m’imposait. J’ai retrouvé un carnet datant de 1942, j’avais 13 ans, où j’ai écrit un «Essai sur Albrecht Dürer». Tentative d’individualisation par l’art, tout en gardant une trace de l’influence de ma mère. Elle avait sur sa table une gravure du Chevalier et la Mort, laquelle correspondait parfaitement à ce qu’elle était. Elle n’estimait que l’art à la fois sévère et moral. Et puis le jeune garçon que j’étais a grandi et, quelques années plus tard, au Jeu de Paume, j’ai vu la grande exposition Van Gogh. Cela a été un bouleversement. Les couleurs. L’éclat. L’émotion. J’y suis retourné tous les jours. J’ai acheté le livre d’Artaud, Van Gogh ou le Suicidé de la société. Et j’ai écrit sur lui. J’ai toujours écrit sur l’art, vous savez. Comme tous les enfants j’avais écrit des poèmes, j’ai même composé un roman à 11 ans, il s’appelait Œil-de-feu, un roman indien. Cela montre que la littérature n’était pas pour moi une velléité, je m’y appliquais. Et j’avais tout naturellement adjoint à la fiction l’écriture esthétique.
De quand date votre découverte du baroque ?
Elle est liée à ma rencontre avec Ferrante Ferranti en 1982. J’avais le baroque sous les yeux à Naples où j’avais été professeur en 1957-1958, mais je ne l’avais pas vu. Rien ne m’y avait préparé ! En 1950, avec l’aumônier de l’École Normale, nous étions allés à Rome (où nous avons été reçus en audience par Pie XII), et j’avais vu la place Navone; vue, mais pas vue. C’était un temps où l’on visitait le Palatin, le Forum, mais on ne voyait pas le baroque. Pire, l’éducation française le méprisait. Et depuis longtemps. Rappelez-vous la statue équestre de Louis XIV par le Bernin rejetée dans un recoin du parc de Versailles, celle dont François Mitterrand a fait installer une copie près de la pyramide. Il m’a fallu la rencontre avec ce jeune architecte de 23 ans, j’en avais 53, qui m’a ouvert ce monde du baroque. J’avais des ornières mentales, j’ai décidé de les faire sauter. C’est une décision intellectuelle d’élargir mon horizon esthétique. Nous avons décidé ensemble d’écrire Le Banquet des anges, moi le texte, lui les photos. Nous avons fait un grand voyage qui nous a menés de l’Allemagne à l’Italie, en passant par Prague, Budapest, l’Autriche. Le grand choc a été Prague. La Tchécoslovaquie était un pays communiste, austère, noir, mais entièrement XVIIe.
Le communisme était très conservateur.
Il ne détruisait rien. C’est un de ses avantages, comparé au capitalisme déchaîné. Prague a été conservée, Bruxelles, dévastée. Vous savez qu’un des premiers décrets de Lénine a été pour interdire le vandalisme en Russie.
Vous avez appris à voir l’invisible. De quelle manière avez-vous procédé ?
Un apport majeur de Ferrante Ferranti est qu’il est photographe, et a donc une manière de regarder que je n’avais pas. Cela tient à l’objectif et au zoom. Grâce à lui, on peut observer les détails. Et Dieu sait si le baroque a le génie du détail ! Ferrante cadrait tel détail et me disait: «Regarde ceci.» Et puis, évidemment, le sens de la lumière. Il sait à quel moment il vaut mieux voir telle œuvre, qui sera touchée par un rayon de soleil, etc.
Dans votre géographie esthétique, il y a l’Italie, tout le monde le sait, et les pays baroques que peuvent être le Portugal ou le Brésil, sur lequel vous avez écrit un livre, L’Or des tropiques, mais pas l’Espagne.
Mon père était mexicain. Cependant, s’il a voulu devenir, pour s’intégrer sans doute, un Français classique, en se débarrassant de ses gênes baroques, moi j’ai décidé de les retrouver. L’Italie a été d’une grande aide pour cela; bien sûr, j’y ai vécu, j’ai acheté une maison en Sicile en 1964, et tous les pays baroques que vous mentionnez; mais, avec ou sans baroque, l’Espagne est loin de moi. J’en expliquerais toute la différence avec l’Italie par deux cinéastes. Il y a un baroque Buñuel, c’est celui de la cruauté. Il y a un baroque Fellini, c’est celui de la tendresse. Jamais Fellini n’a filmé de lame de rasoir dans un œil. En Espagne, je retiens l’Andalousie, car c’est un monde arabe, plus voluptueux dans sa passion. La Castille et la Catalogne, près de laquelle je vis l’été, me sont étrangères. Quelle raideur, quel manque de charme !
Il s’est ajouté à cette géographie somme toute logique un pays étrange, du moins pourrait-il le sembler si on se rappelle que vous êtes l’auteur de Mère Méditerranée, la Russie.
Cela a été une découverte fortuite. Une directrice de collection chez Gallimard m’a commandé un livre sur ce pays. «Mais je ne le connais pas», ai-je répondu. Et elle: «Encore mieux. J’ai commandé un livre sur l’Espagne à un spécialiste, il est illisible.» Et voilà comment ma géographie esthétique, comme vous dites, s’est agrandie de ce pays que j’aime. J’en connais les défauts, mysticisme, homophobie, antisémitisme, mais aussi les qualités, l’esprit de culture, la passion pour l’art.
Vous avez d’ailleurs écrit un livre sur Eisenstein. Au-delà de l’analyse de son œuvre et de sa vie, il contient une analyse de l’homosexualité qui, je crois, vous serait étrangère aujourd’hui. Vous avez beaucoup évolué sur la question. Cet essai était très marqué par l’interprétation psychanalytique.
Dans ma jeunesse et bien au-delà, on ne parlait jamais d’homosexualité, sinon dans les ouvrages de psychanalyse. Par exemple ceux de Wilhelm Stekel, où l’on trouvait des phrases comme: «Il n’y a jamais eu d’homosexuel heureux.» Ce n’était pas agréable à entendre, mais au moins on parlait de nous. Et j’y croyais, hélas. C’étaient toujours des histoires de malheur et de comment guérir. Mai 68 est passé par là, qui a été un grand déclencheur. Professeur à Rennes, j’ai immédiatement poussé les étudiants à se révolter. Je suis allé sur les barricades. Le 13 mai, j’ai défilé de Denfert à la Nation avec un million d’autres personnes. C’est là que je suis sorti du placard: «Moi aussi, j’ai le droit d’être libre !»
Nous parlons de choses de l’œil, si je puis dire, mais celles de l’oreille ? La musique est très importante dans votre vie et dans vos livres, et je n’ai pas besoin de rappeler que, à côté d’un roman sur Caravage, vous en avez écrit un sur les castrats.
La musique, je vous ai dit comment j’ai grandi hors d’elle et l’ai découverte par moi-même, mais là aussi, il y a eu un déclencheur baroque. Cet événement capital pour moi a eu lieu lors d’un voyage à Cambridge, où j’ai découvert les choirs, les fameux chœurs d’enfants qu’on aime tellement là-bas. Je ne suis pas anglophile, mais les Anglais ont inventé cette merveille. Les femmes n’ayant pas le droit de chanter dans les églises, on les a remplacées par des enfants. Les sopranos sont les petits garçons, les contraltos, les hautes-contre. Et ces voix blanches créent un chant de l’ambiguïté qui est la grâce même.
Vous aimez le bel canto, mais la musique baroque à proprement parler ?
Elle m’ennuie. Il y a là une raideur qui ne me convient pas du tout. Bien sûr j’ai de grands souvenirs de représentations de baroque, comme un Couronnement de Poppée à l’Opéra de Paris du temps de Lieberman, mais je dois avouer que c’était dans une interprétation quasi romantique et avec des chanteurs non baroques, comme Gwyneth Jones et Jon Vickers. Les philologues ont tué la musique baroque. D’après les témoignages du temps, la musique n’était pas cette mécanique sèche que nous imposent les spécialistes, prompts à devenir des pédants. Je suis sûr que la charge voluptueuse des castrats était inouïe, à l’égal, mettons et toutes proportions d’art vocal gardées, de ce qu’a pu être un Elvis Presley dans les années 60.
Quelle a été l’influence du baroque sur votre littérature ?
Il y a une influence manifeste de l’opéra, celui de Rossini à Puccini en tout cas: l’alternance du récitatif et du chant. Des passages de récitatif pour faire avancer l’action, puis des pages lyriques. Le roman, c’est ça.
Et en matière de style ?
J’ai essayé de me laisser aller à ce que l’on pourrait appeler un foisonnement baroque, mais cela ne me va pas. Ce n’est pas moi. Cela ne m’empêche pas d’aimer la littérature baroque, à condition qu’elle soit concertée et pas le prétexte à un relâchement vulgaire. Alejo Carpentier, oui, Gabriel Garcia Marquez, non. Parmi les Français, il y a eu bien peu de baroques au XXe siècle, à l’exception notable du chef-d’œuvre qu’est le Notre-Dame des Fleurs de Jean Genet. Il faut somme toute remonter à la grande époque du baroque français qu’a été le début du XVIIe siècle. Tout cela a été étouffé par l’académisme – et l’Académie, je dois le dire.
L’académisme français… Italie, Brésil, Russie, Haïti même, mais jamais, jamais, jamais de livre de vous qui se passe à Paris ou en France.La vraie vie pour moi est à l’étranger. Et, s’il faut l’analyser, j’ai littérairement fui le lieu où j’avais été trop malheureux. Une enfance brimée, une première partie de vie corsetée, la France est pour moi le pays, pour dire le moins, de la tristesse. J’ai rejeté ce qui m’avait rejeté. Et je me suis laissé happer par ce baroque étranger qui est, en fait, moi-même. Je dois ma vie au baroque. Le baroque est ma patrie.