À l’énoncé du thème, on pouvait s’attendre au pire: un élève de seize ans, un professeur fasciné par cet élève, un adulte et un adolescent se manipulant l’un l’autre. Amitié amoureuse, voire particulière ? C’est un sujet qui a été traité jadis plusieurs fois, et par de grands écrivains: Stefan Zweig (La Confusion des sentiments), Giorgio Bassani (Les Lunettes d’or). Mais «jadis», justement, il y a plus de cinquante ans, à l’époque où le glissement de la relation pédagogique à la relation érotique était un sujet interdit. Aujourd’hui, il ne soulèverait plus guère de scandale, et, pour ranimer l’intérêt, il faudrait le pousser jusqu’aux limites du hard: voyeurisme et vulgarité au programme. Heureusement, le film de François Ozon est aux antipodes de ce glauque-là. Le professeur (Fabrice Luchini, meilleur que jamais) et l’élève (Ernst Umhauer, vraiment seize ans, très beau, excellent acteur, entre candeur et perversité) sont bien fascinés l’un par l’autre, mais ce qui les intéresse tous les deux, c’est un tiers personnage: la littérature.
Eh oui ! Dans la maison est un film sur la littérature, traité avec originalité et talent. Le professeur a remarqué que cet élève est le seul, dans sa classe de seconde, dont les copies ne soient pas de minables griffonnages. Les autres n’ont à raconter, en deux lignes, que pizza et télé. Claude sait écrire, développer, imaginer. M. Germain l’encourage. Mais, pour écrire ce qui va devenir une sorte de roman, Claude, enfant perdu, sans famille (mère partie, père paralytique) a besoin de s’introduire «dans la maison» d’un de ses camarades, de s’incruster dans la coquille qu’il ne trouve pas chez lui, de vivre de la vie des autres.
Il va, aidé par M. Germain, décrire ce qui se passe dans cette famille de substitut (famille de la classe moyenne, père brave type sportif avec passion pour le basket, mère qui s’ennuie et trompe le temps en lisant des revues de décoration, fils nigaud embasquetté); observer ce qu’il y voit, broder sur ce qu’il y observe; rêver, peut-être, à une idylle avec la femme de la classe moyenne; en sorte que, peu à peu, on ne sait plus ce qui est réel et ce qui est imaginaire. Les fantasmes de l’adolescent (c’est le côté Blé en herbe) se mêlent aux notations exactes; «choses vues» sur un ton caustique et songe d’une vie meilleure s’embrouillent. Mais n’en disons pas plus. Le film est une illustration magnifique des pouvoirs de l’écriture: dès qu’on met en littérature des êtres, une famille, une maison, une situation, la littérature transforme ces êtres, cette famille, cette maison, cette situation. La bête humaine est agie, à son insu, par celui qui écrit sur elle; et celui qui écrit est également agi, à son insu, par ce que lui-même écrit. Cette interaction est suivie, épiée, traquée, détaillée par le cinéaste avec une maîtrise extraordinaire. Écrire n’est pas innocent: voilà un thème bien plus excitant que les trémolos de la chair.
Beaucoup de tact, beaucoup d’humour chez Ozon. Les lecteurs d’Artpassions s’amuseront du regard qu’il porte sur l’art «contemporain». Mme Germain, la femme du professeur, dirige une galerie où elle expose des tableaux d’une prétention égale à la nullité, à pleurer de rire: vagues élucubrations «aléatoires» présentées comme des invitations à méditer, sous l’œil ahuri de deux jumelles propriétaires de la galerie. Comme personne n’achète, elle se résout à lancer des sacs à main faits avec de vieux pneus. C’est raconté d’une main légère, en évitant la caricature.
Il y a désormais, de film en film, un style Ozon, unique dans le cinéma français, marécage de comédies ineptes et de clichés insipides; un style qui dénonce sans charger, qui se moque sans appuyer, qui déroute sans dévier. Gide reprochait à Martin du Gard de peindre ses personnages de face: il faut, lui conseillait l’auteur des Faux-Monnayeurs, ne les présenter que de biais. Tout est vu de biais dans le film d’Ozon; tout reste donc ambigu et séduisant.