FRA ANGELICO – PEINTRE DE LA LUMIÈRE DIVINE ENTRE GRÂCE GOTHIQUE ET PERFECTION RENAISSANTE

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Le Palais Strozzi, en heureuse conjonction avec le musée de San Marco, où se trouvent ses plus célèbres fresques, consacre la première exposition depuis soixante-dix ans à Florence à Fra Angelico, grand maître de la couleur et de la peinture sacrée du Quattrocento. Pourquoi un simple religieux dominicain possède-t-il une pierre tombale ouvragée avec son effigie au cœur de la basilique Santa Maria Sopra Minerva, l’une des plus prestigieuses églises de Rome, maison-mère u puissant ordre des Dominicains, où se trouvent les monuments funéraires de papes, cardinaux et prélats appartenant aux grandes lignées aristocra-tiques d’Italie ? Privilège du génie et hommage à l’art, c’est parce qu’il était peintre et non parce qu’il était membre du clergé qu’à sa mort en 1453 Guido di Pietro, dit Fra Angelico, reçut ce rare honneur. Signe de la haute estime dans laquelle on tenait les arts dans l’Italie du Quattrocento. Celui qui sans la peinture n’aurait jamais pu jouir d’une telle faveur naît peu avant 1400 à Vicchio, paisible village de la région du Mugello, zone mon-tagneuse au nord de Florence. Bourgade qui se-rait restée dans l’histoire même si elle n’avait don-né naissance à Fra Angelico : un peu plus de cent ans avant Guido di Pietro, y vit le jour un certain Giotto di Bondone, le grand rénovateur de l’art de la peinture en Occident. De bon augure pour Guido, qui fut attiré par le feu de la peinture avant celui de la foi. On sait que jeune il se forma à l’art...

Le Palais Strozzi, en heureuse conjonction avec le musée de San Marco, où se trouvent ses plus célèbres fresques, consacre la première exposition depuis soixante-dix ans à Florence à Fra Angelico, grand maître de la couleur et de la peinture sacrée du Quattrocento.

Pourquoi un simple religieux dominicain possède-t-il une pierre tombale ouvragée avec son effigie au cœur de la basilique Santa Maria Sopra Minerva, l’une des plus prestigieuses églises de Rome, maison-mère u puissant ordre des Dominicains, où se trouvent les monuments funéraires de papes, cardinaux et prélats appartenant aux grandes lignées aristocra-tiques d’Italie ? Privilège du génie et hommage à l’art, c’est parce qu’il était peintre et non parce qu’il était membre du clergé qu’à sa mort en 1453 Guido di Pietro, dit Fra Angelico, reçut ce rare honneur. Signe de la haute estime dans laquelle on tenait les arts dans l’Italie du Quattrocento.

Celui qui sans la peinture n’aurait jamais pu jouir d’une telle faveur naît peu avant 1400 à Vicchio, paisible village de la région du Mugello, zone mon-tagneuse au nord de Florence. Bourgade qui se-rait restée dans l’histoire même si elle n’avait don-né naissance à Fra Angelico : un peu plus de cent ans avant Guido di Pietro, y vit le jour un certain Giotto di Bondone, le grand rénovateur de l’art de la peinture en Occident. De bon augure pour Guido, qui fut attiré par le feu de la peinture avant celui de la foi. On sait que jeune il se forma à l’art de l’enluminure des manuscrits avant de pronon-cer ses vœux dans le monastère de San Domenico à Fiesole, aux portes de Florence. Sa soif de peinture ne fut pas tarie, semble-t-il, par la contemplation des choses divines puisqu’une fois au couvent, au lieu d’abandonner le pinceau pour la prière, il se mit à peindre de véritables tableaux plutôt que les pages des livres. Les retables qu’il exécutait lui valurent bientôt une grande renommée : à la fin des années mille quatre cent vingt, il commença à recevoir des commandes de tous les établissements religieux de Toscane, profitant du vide laissé par les morts suc-cessives de Lorenzo Monaco, Gentile da Fabriano et Masaccio ainsi que de l’absence de Paolo Uccello (alors à Venise) et Masolino (à Rome), les peintres qui dominaient alors la scène artistique.

Nous sommes au tout début de la vraie Renaissance des arts, celle propulsée par Masaccio en peinture, Donatello en sculpture, Brunelleschi en architec-ture et théorisée par Alberti. Fondée sur une utili-sation scientifique de la perspective, une étude plus naturaliste du corps humain, un dépouillement de l’appareil décoratif et un sens nouveau de la nar-ration, l’œuvre fondatrice de cette voie moderne est, en peinture, le décor de la chapelle Brancacci par Masaccio (et Masolino), exécuté entre 1424 et 1428. À cette date, Angelico a déjà fait ses pre-mières armes : sa patte, bien que jeune, est affer-mie depuis une dizaine d’années. Difficile donc, de s’adapter d’emblée. Son art sera celui de la synthèse.

Le Triptyque de saint Pierre martyr, datant de cette période, est une de ses premières œuvres impor-tantes. Sur le fond d’or de ce retable au cadre go-thique sont représentés divers saints entourant une Maestà – la Vierge sur son trône tenant l’Enfant Jésus sur ses genoux. On peut comparer cette œuvre à un exemplaire caractéristique de la peinture du « gothique international », le style artistique qui do-mine l’Europe depuis la fin du XIVe siècle : le grand Couronnement de la Vierge de Lorenzo Monaco, exécuté en 1414 et aujourd’hui aux Offices. À pre-mière vue, les deux œuvres semblent similaires. Le fond d’or, les nombreux personnages au canon lon-giligne qui se superposent, les couleurs froides, cha-toyantes et exacerbées, se retrouvent aussi dans le triptyque de Fra Angelico, peint dix ans plus tard. Mais à y regarder de plus près, quelque chose a changé au niveau du traitement des corps : chez Monaco, leur anatomie est annulée par les plis ar-tificiels et raides des habits, les visages sont stylisés et rendus hiératiques par un cerne noir qui fige leur contours et ils sont empourprés d’un halo vert peu naturel, hérité de l’art des siècles précédents. Chez Angelico, le travail de la lumière commence à mo-deler subtilement les visages et ombrer les habits, les animant d’un souffle plus proche du réel. Pour la première fois, les corps et les visages sont bâtis au-tant par la ligne que par la façon dont la lumière les enveloppe, comme chez Masaccio. Du gothique, Fra Angelico conserve la mise en page générale, le goût pour le décor, la richesse et l’intensité des colo-ris, le foisonnement des figures – qui perdent ainsi de leur individualité – ainsi que pour des architec-tures rarement à l’échelle des personnages, repré-sentés plus grands que les bâtiments. Ceux-ci sont, comme ils l’étaient déjà chez Giotto, des boîtes ou-vertes, dont un pan s’ouvre pour révéler la scène (comme dans L’Annonciation de Cortone).

Dans les années mille quatre cent trente, alors que Fra Angelico tient le haut du pavé, son style arrive à maturité grâce à une série de superbes œuvres de grandes dimensions, d’une magnificence et d’une finesse jamais atteintes, qui conservent toutes les caractéristiques citées mais en les adaptant aux principes de la Renaissance.
Ces retables, comme les magnifiques Annonciations de Cortone, San Giovanni Valdarno et du Prado, La Descente de croix peinte pour la puissante fa-mille Strozzi de Florence ou Le Couronnement de la Vierge aujourd’hui au Louvre, ont quelque chose de contradictoire. Ils sont à la fois riches et dépouillés. À la fois décoratifs et d’une rigou-reuse pureté, qui confine au mystique. À la fois novateurs et rétrogrades. À la fois gothiques et renaissants.

Dans Le Couronnement de la Vierge, la mise en es-pace est moderne, fondée sur une mathématique rigoureuse et une mise en œuvre complexe : bien que l’accumulation de figures humaines aggluti-nées domine encore la composition, on ne peut qu’admirer la perspective établie da sotto in su et la profondeur matérialisée par le motif géomé-trique du pavement qui se répète à l’identique en indiquant les lignes de fuite. Dans La Descente de croix, les personnages principaux bénéficient d’un traitement anatomique bien plus poussé que dans le Triptyque de saint Pierre martyr, en parti-culier le Christ, au corps décharné et alangui, et Joseph d’Arimathie, peint dans une pose hardie, en raccourci, pendant qu’il se penche en avant sur Jésus pour le descendre de la croix. C’est un travail moins synthétique que chez Masaccio mais qui n’a rien à lui envier quant à son naturalisme.

Et, dans les deux tableaux, cette lumière intense, méditerranéenne, qui illumine tout, met à feu chaque détail, irradie chaque couleur ! Claire et diffuse, elle semble provenir du coloris même. C’est ce que les historiens ont baptisé du joli terme de Pittura di luce (« peinture de lumière »), une ca-ractéristique des jeunes peintres toscans de ce deu-xième quart du XVe siècle – Fra Angelico mais aussi Domenico Veneziano, Piero della Francesca, Andrea del Castagno et Giovanni di Francesco. Une lumière réelle, franche, sans aucun demi-tons, qui est celle observée par ces peintres dans les rues brûlantes de Florence l’été, à midi, et dont ils font, dans leurs tableaux, une lumière divine. Chez Fra Angelico, elle est si radicale qu’elle im-prègne ses œuvres d’un hiératisme aulique, d’une ambiance de béatitude éternelle, implacable et certaine – comme le sont ses bleus, les plus in-tenses de toute la Renaissance.

Mais pour nos yeux contemporains, la partie la plus captivante de ces chefs-d’œuvre est peut-être consti-tuée par celle de moindre importance : la prédelle. Elle correspond à cette longue frise peinte placée au pied de la scène principale et composée de dif-férentes scènettes contenues dans des cellules rec-tangulaires, se développant de gauche à droite. À la représentation en majesté, nécessairement plutôt statique, de la partie principale, la prédelle substitue des scènes historiées, bien plus dynamiques, sur des fonds de paysage naturels ou urbains. C’est un es-pace de liberté et d’expérimentation pour l’artiste.

Observons la prédelle du Couronnement. Angelico donne toute la mesure de son talent pour la construction de l’espace. Un compartiment repré-sente La Résurrection de Napoleone Orsini : la scène est placée sous un portique à colonnes vu fronta-lement et qui se développe également en profon-deur. À cette rythmique répond celle de la superpo-sition des couleurs pures, grâce aux habits bariolés des personnages, regroupés sous cette architecture. Dans certaines prédelles de Fra Angelico, rose flo-réal, bleu lapis, rouge sang, vert profond, gris de terre et notes dorées créent une tapisserie miroi-tante. Grâce à une ligne qui trace le contour des fi-gures avec agilité mais de manière toujours synthé-tique, le tout devient presque abstrait. La répétition des couleurs par effet d’incrustation force l’admira-tion : le rose d’un chapeau ou d’un bandeau s’ins-crit sur le bleu de la veste ou de la tunique d’un personnage qui lui-même est représenté devant un mur rose, qui lui-même se détache sur un ciel pa-reillement bleu.

Dans ces œuvres des années mille quatre cent trente, Angelico atteint une perfection dans l’exal-tation d’une beauté idéale – et donc divine – à tra-vers l’opulence de la couleur et la force de la lumière pure qu’il ne reproduira plus par la suite. Au cours de la décennie suivante, son style s’assagit. Mais le talent ne l’abandonne pas, tout au contraire.

De 1438 à 1445, le peintre vit au grand couvent de San Marco, à Florence, qui vient d’être assigné aux Dominicains par le pape. Ce monastère, qu’on ré-nove alors à grand frais grâce au mécénat, notam-ment, de Côme de Médicis, n’est pas que son lieu de vie : c’est aussi sa plus grande œuvre. Des années durant, avec l’aide de ses assistants, il travaille à la décoration à fresque du cloître de Sant’Antonino, des cellules des moines et d’autres espaces du cou-vent – des chefs-d’œuvre qui font heureusement partie du parcours de l’exposition. Par leur dépouil-lement et leur appareil décoratif réduit à l’os, les di-zaines de peintures murales atteignent une quali-té méditative et de concentration sans égales dans l’œuvre de Fra Angelico. Celle-ci est en partie due à leur nature même : la fresque, si on ne cherche pas à circonvenir sa tendance naturelle en chargeant les pigments, tasse les couleurs et donne un aspect plus mat à la peinture, ce qui sied parfaitement à des visions d’ascètes, couleur robe de bure, tout en nuances et en retenue, sans fioritures et accents ly-riques, comme dans L’Annonciation de la 3e cellule, La Transfiguration ou La Dérision du Christ. Mais cet aspect, si différent des grands retables fourmil-lants de personnages et de couleurs de l’Angelico, est surtout le fait de la destination de ces fresques. La plupart sont peintes sur les murs des cellules mo-nacales, une surface réduite, mesquine, qui n’est pas faite pour donner en spectacle la peinture comme dans une grande chapelle d’église, mise en scène au-tant – si ce n’est plus – pour célébrer la munificence de son commanditaire que la gloire de Dieu. Il suf-fit d’ailleurs de comparer les fresques des cellules avec la Madone des ombres, peinte dans un corridor de San Marco ou la Crucifixion avec saints, exécutée pour la salle capitulaire – des espaces qui n’étaient pas destinés à la méditation privée – pour voir que le style change : il se fait à nouveau plus orné, déco-ratif, somptueux.
Dans les fresques des cellules, on retrouve à chaque fois très peu de personnages, dépeints avec des vo-lumes amples et selon des poses harmonieuses. Le décor est quasiment absent et il est étudié pour répondre plastiquement aux figures humaines, comme ces échelles dépeintes dans La Descente de Croix de la cellule 36. Dans toutes ces compositions rigoureuses aux coloris pâles le vide l’emporte sur le plein et l’individu sur le collectif. Fra Angelico nous donne à voir une piété intériorisée, une relation in-time avec la croyance. Une autre voie, tout aussi va-lide que celle de son déclamatoire Couronnement de la Vierge, pour célébrer Dieu – et le pouvoir de la peinture.

Si Fra Angelico a continué à peindre pendant dix ans après le chantier de San Marco, décorant la chapelle du pape Nicolas V au Vatican de fresques auliques et solennelles, c’est certainement dans les modestes cellules du couvent de San Marco que le visiteur se trouvera au plus proche de la pen-sée de ce moine-peintre qui priait Dieu, le Christ et les saints en les peignant et fit de la peinture sa vraie religion.

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