En 1984, seul un narrateur de la verve de l’écrivain-voyageur Nicolas Bouvier pouvait raconter la saga de la dynastie Boissonnas étalée sur trois générations, à l’occasion de l’exposition que leur consacrait alors le musée Rath à Genève.
Le premier de la lignée, Henri-Antoine, graveur de montres converti en eintrephotographe, construit sa réputation sur les prises de vue de montagne et les traditionnels portraits de studio. Frédéric, musicien et passionné d’archéologie, peu fier des fonctions paternelles, hérite cependant en 1887 de la marque de fabrique à la mort prématurée de son frère Edmond-Victor. Il bénéficie des progrès techniques et des procédés tenus secrets par la famille pour inscrire ses regards dans la vague pictorialiste qui se répand en Europe. Médaillé d’or en 1900 à l’Exposition universelle de Paris, il va étendre son empire commercial à la France, où il rachète l’atelier de Nadar, et même à Saint-Pétersbourg, où la
cour de Russie trouve en lui son artiste officiel.
Ses autoportraits reflètent les tensions et les charmes d’un visionnaire, désireux par ailleurs d’interpréter en images les recherches d’Émile Jaques-Dalcroze, précurseur de la danse moderne, en s’inspirant de l’art antique. Mais dès 1903, en d’incessants va-etvient, il va sillonner la Méditerranée pour explorer la lumière dans tous ses états. Laissant à Mornay
et dans les alpages l’épouse désolée et leur nombreuse progéniture, et délaissant les fonds peints et les mises en scène fastueuses, il va se confronter à la rusticité des paysages et à la sauvage nudité des horizons marins.
En Grèce tout d’abord où, à la suite de la commande par un lord anglais d’une photographie du Parnasse inspirée de celle du Mont Blanc devenue célèbre, il se rend en compagnie de l’historien d’art Daniel Baud-Bovy. Frédéric se hisse sur une échelle, à plus de dix mètres de haut, pour immortaliser en détail la frise restante du Parthénon.
Puis, en 1912, sur les rivages d’Ulysse, de Marseille à Djerba en passant par Gibraltar et les îles, l’Italie et la Grèce, à bord du voilier que Victor Bérard, traducteur attitré de l’Iliade et de l’Odyssée, a affrété pour prouver que la géographie du héros d’Ithaque est bien réelle. Dans le sillage des marins phéniciens, la Méditerranée devient alors le miroir de leur enthousiasme.
En Grèce encore et toujours, soutenu par le premier ministre Venizélos. Avec son fidèle compagnon Daniel Baud-Bovy, il fait en pionnier l’ascension du mont Olympe. Il est si enchanté qu’il se persuade d’avoir des origines hellènes… Il témoigne en de multiples publications son attachement à une terre où le temps semble suspendu. En Afrique du Nord et en Italie, sur les pas de saint Augustin, en 1914, et en Égypte où, commandité par le roi Fouad, il retourne en 1929 avec l’écrivain Paul Trembley.
Son dernier voyage, il le fera à dos de mule au Sinaï. Le septuagénaire nourrissait alors sa thèse sur le passage de la mer Rouge en cherchant à localiser le miracle biblique. De cette «Odyssée Méditerranéenne», tracée en sept étapes par le Musée Rath, on sort émerveillé: par la curiosité d’un voyageur avide de déchiffrer les strates de civilisations, par le lyrisme d’un styliste hors-pair, et plus que tout par son pouvoir d’abolir le temps en poète digne des antiques aèdes. «L’aurore aux doigts de rose» et «la mer vineuse» ont bien trouvé en Frédéric Boissonnas leur écrivain de lumière. Dès 1919, ses trois fils ont entretenu le flambeau d’un errant qui peinait à se fixer durablement dans sa patrie. Edmond-Édouard marque dans l’aprèsguerre un retour à la société mondaine mais meurt à trente-quatre ans; Henri-Paul se fait le témoin ému de la guerre gréco-turque des années vingt; avec Paul enfin, établi dans le fief familial de Mornay, s’éteindra doucement, au-cœur des vicissitudes financières et historiques, à l’heure d’un procédé popularisé, une tradition de photographie d’archéologie, d’art et de paysages dont Frédéric restera le chantre inégalé.
Ferrante Ferranti