Le Museo Cantonale d’Arte de Lugano offre une nouvelle occasion de pénétrer le monde silencieux de Giorgio Morandi (1890-1964)
Quelques objets aux formes simples posés sur une table. Un pot émaillé, des bouteilles en verre, parfois une lampe à huile, souvent des tasses, brocs et boîtes. Une lumière poussiéreuse, un décor austère. Le silence règne. Les natures mortes de Giorgio Morandi sont au premier coup d’œil reconnaissables. Une œuvre d’une répétition stérile ? Point de monotonie. De ses débuts cubistes et métaphysiques au synthétisme de ses dernières œuvres, à travers peintures, gravures, aquarelles et dessins, l’artiste se fait le maître des variations les plus subtiles.
Un artiste séculier
Parce qu’il a concentré son regard sur des objets et des paysages qui lui étaient familiers, parce qu’il a très peu voyagé, parce que son œuvre s’est tenue en marge de l’actualité politique, on a pendant longtemps associé au maître italien, l’image de l’artiste reclus, coupé du monde contemporain. Cependant Morandi ne s’est pas isolé des courants artistiques qui se développent dans les premières années du XXe siècle. Au contraire, c’est à leur contact qu’il a forgé son art. Ses œuvres sont d’abord proches du cubisme de Braque. De Cézanne, il admire la capacité à transformer et à réinventer le quotidien en un jeu de volumes simplifiés. S’il expose avec les futuristes à Rome, en 1914, c’est qu’il perçoit le mouvement comme l’utile perspective d’un renouvellement esthétique, plus qu’il ne se sent proche de l’idée de dynamisme, de l’exaltation de la vie urbaine et de la machine, mis en avant dans les manifestes comme dans l’art de Boccioni, Balla et Russolo. Morandi reformule les nouveaux langages des avant-gardes comme il s’imprègne de l’art de la mesure des maîtres italiens de la Renaissance, auxquels il avait été sensibilisé pendant ses études à l’Académie des Beaux-arts de Bologne. Cette mesure, il cherchera sans cesse à l’atteindre dans d’inlassables variations autour d’un même motif.
Une autre «Metafisica»
À la fin du premier conflit mondial, c’est vers l’œuvre de Carrà et de De Chirico que Giorgio Morandi se tourne. La solidité des mannequins, des boîtes et autres objets qu’il peint d’une matière lisse et cerne d’un fin trait noir, la sobriété de la palette et la matité de la lumière, témoignent de l’adoption de l’esthétique métaphysique. Toutefois, si chez les artistes de la Metafisica la cohabitation d’objets sur une même toile ou leurs relations dans et avec l’espace prennent la forme d’énigmes – rendues d’autant plus complexes par les titres – chez Morandi cette démarche vise à la recherche d’une harmonie formelle. Si les œuvres de Carrà, De Chirico et Morandi ont en commun l’absence de l’être humain et l’impression de suspension du temps, les objectifs visés par ces artistes sont différents: la déstabilisation psychologique pour les deux premiers, l’équilibre et l’ordre architectural pour le troisième.
Thème et variations
Alors que froideur et sécheresse caractérisent les natures mortes de la période métaphysique, à partir des années 1920, les objets sont baignés d’une lumière douce. Marqués par les ombres, façonnés par une touche plus visible et plus épaisse, ils retrouvent une nouvelle consistance. Dans l’intimité de son atelier de la via Fondazza, à Bologne, ou dans sa maison de campagne à Grizzana, en Émilie-Romagne, Giorgio Morandi place, déplace et replace sur la table les mêmes objets du quotidien qu’ensuite il dessine, peint ou grave. Chaque œuvre est une variation autour d’un motif, une variation parfois si infime qu’elle ne se révèle qu’à l’œil le plus attentif. En agençant sans cesse différemment boîtes, vases, bouteilles, Morandi s’interroge sur le rapport entre eux dans l’espace, sur le résultat du rapprochement ou, au contraire, de l’éloignement de deux d’entre eux, sur les vides et les pleins. Qu’ils occupent l’espace entier de la table, qu’ils se resserrent au centre ou à l’une des extrémités, ils font toujours l’objet de la quête d’un nouvel équilibre pour Morandi.
Aux humbles natures mortes répondent les paysages des Apennins bolonais, de Grizzana ou de Roffeno, composés par grandes masses dans des nuances vertes et terreuses. Ici aussi, l’artiste sollicite la banalité d’un environnement familier dont il supprime le moindre soupçon de pittoresque.
La poésie d’une réalité transcendée Giorgio Morandi peint des vues de la campagne émilienne et des combinaisons d’objets davantage que des études formelles de morceaux de réalité. Comme on peut le voir sur les photographies prises à l’atelier, les objets sont parfaitement ordinaires en eux-mêmes. Toutefois, vus à travers le filtre de l’œil de l’artiste et passés entre ses mains, ils accèdent à une nouvelle vie, à une autre réalité. La lumière vient subjectivement souligner une cannelure, buter contre le col d’un vase, le rebord d’un bol ou l’anse d’une cruche. Les dessins participent de ce travail de distanciation, de transformation de la réalité tangible.
Un sentiment de solitude et de quiétude se dégage des œuvres et suscite une véritable émotion. Le monde dans lequel nous vivons, bruyant, insaisissable, accentue certainement aujourd’hui cette perception. Chez Morandi, l’être humain a délaissé la table comme le paysage. Les bâtiments semblent plus souvent surgir de l’élément naturel que manifester la marque de la domination de l’homme sur son environnement. Objets comme constructions prennent l’allure de silhouettes fantomatiques dans un monde impénétrable où le temps s’est arrêté. Morandi frôle le mystère dont il s’était préservé à l’époque de la Metafisica. Mais le visiteur peut en un instant se rattacher à la réalité s’il se sent déstabilisé en pénétrant l’univers morandien. L’homme, l’artiste, n’est pas très loin. Les objets sont les siens. Et c’est lui qui tire les ficelles, qui choisit, dispose, élabore. Le temps est sur le point de s’écouler de nouveau: un pétale tombe, une tige se ploie, quelques antennes font progressivement leur apparition sur les toits.
Si à partir des années 1950, les compositions sont plus rigides, les objets se font plus géométriques, les formes plus pures, les œuvres Morandi ne perdent pas leur potentiel expressif. Les natures mortes d’objets et de fleurs, les paysages, présentés au Museo Cantonale d’Arte de Lugano permettent d’appréhender les recherches menées par Giorgio Morandi dans l’exploration d’un monde intime et sans éclat. Peintures, aquarelles, dessins et gravures rendent compte de la diversité des techniques mises en œuvre à cet effet. Lors de la rétrospective Morandi au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, en 2001-2002, les commissaires avaient sollicité pour le catalogue, et sous la forme de l’écrit, certains artistes ayant posé leur regard sur cette œuvre. Le musée de Lugano a fait le choix de présenter, en regard des œuvres du maître italien, le travail d’artistes contemporains qui se revendiquent comme ses héritiers, parmi lesquels Bernd&Hilla Becher – qui ont travaillé sur le principe de la série en photographie – Craigie Horsfield et Rachel Whiteread.