JEFF WALL LE FAISEUR D’IMAGES

Milk [Lait], 1984 Diapositive dans caisson lumineux, 187 x 229 cm, Collection FRAC Champagne-Ardenne, Reims © Jeff Wall
Milk [Lait], 1984 Diapositive dans caisson lumineux, 187 x 229 cm, Collection FRAC Champagne-Ardenne, Reims © Jeff Wall
Près de vingt ans après la dernière exposition au Schaulager de Bâle, la Fondation Beyeler présente une exposition de cinq décennies de travail de Jeff Wall : entre icônes de la photographie contemporaine et derniers travaux, la « cinématographie » intrigante de l’artiste canadien est à découvrir sans attendre. On pourrait l’appréhender « juste » comme un photographe, mais Jeff Wall (né en 1946) démontre depuis son entrée en art dans les années soixante, qu’il est bien plus que cela encore – un grand artiste. Avec ses clichés, il produit des tableaux. Son inspiration ? Les grands maîtres – d’Hokusai à Vélasquez et Delacroix, mais aussi le cinéma, la littérature et la poésie. Son terrain d’expérimentation ? La réalité urbaine contemporaine de l’Amérique du Nord – principalement celle de Vancouver, sa ville natale, son lieu de vie. Il a avant l’heure entrevu les potentialités de photographier la vie quotidienne, mais il vise avant tout à produire de la photographie plus proche de la peinture. Allier ces deux programmes, a priori fort éloignés l’un de l’autre, apparaît comme une gageure. Mais comme souvent dans l’art, la magie opère, justement dans cet interstice, dans ce décalage entre fiction et réalité, entre documentaire et théâtre. The Thinker [Le penseur], 1986 Diapositive dans caisson lumineux, 211 x 229 cm, avec l’aimable autorisation de l’artiste © Jeff Wall Ancien étudiant à l’Institut Courtauld de Londres, Jeff Wall connaît l’histoire de l’art. Comme l’artiste conceptuel franco-américain Marcel Duchamp (1887-1955), créateur des ready-made, une de ses références...

Près de vingt ans après la dernière exposition au Schaulager de Bâle, la Fondation Beyeler présente une exposition de cinq décennies de travail de Jeff Wall : entre icônes de la photographie contemporaine et derniers travaux, la « cinématographie » intrigante de l’artiste canadien est à découvrir sans attendre.

On pourrait l’appréhender « juste » comme un photographe, mais Jeff Wall (né en 1946) démontre depuis son entrée en art dans les années soixante, qu’il est bien plus que cela encore – un grand artiste. Avec ses clichés, il produit des tableaux. Son inspiration ? Les grands maîtres – d’Hokusai à Vélasquez et Delacroix, mais aussi le cinéma, la littérature et la poésie. Son terrain d’expérimentation ? La réalité urbaine contemporaine de l’Amérique du Nord – principalement celle de Vancouver, sa ville natale, son lieu de vie. Il a avant l’heure entrevu les potentialités de photographier la vie quotidienne, mais il vise avant tout à produire de la photographie plus proche de la peinture. Allier ces deux programmes, a priori fort éloignés l’un de l’autre, apparaît comme une gageure. Mais comme souvent dans l’art, la magie opère, justement dans cet interstice, dans ce décalage entre fiction et réalité, entre documentaire et théâtre.

The Thinker [Le penseur], 1986 Diapositive dans caisson lumineux, 211 x 229 cm, avec l’aimable autorisation de l’artiste © Jeff Wall
The Thinker [Le penseur], 1986 Diapositive dans caisson lumineux, 211 x 229 cm, avec l’aimable autorisation de l’artiste © Jeff Wall

Ancien étudiant à l’Institut Courtauld de Londres, Jeff Wall connaît l’histoire de l’art. Comme l’artiste conceptuel franco-américain Marcel Duchamp (1887-1955), créateur des ready-made, une de ses références avouées, il maîtrise les stratégies du regard et élabore des oeuvres qui frappent par leur simplicité formelle à première vue mais fonctionnent comme des « oeuvres à tiroirs », interrogeant le regardeur sur les lectures possibles. Wall ne reconstitue donc pas à proprement parler des images déjà existantes, il en tire uniquement la substance pour les intégrer à des contextes totalement différents.

A sudden gust of wind (un coup de vent soudain) est l’exemple d’une fidèle retranscription – celle d’une gravure sur bois du maître japonais Hokusai tirée du recueil Les trente-six vues du Mont Fuji (1830- 1833). La reconstitution soignée de la scène, transposée aux abords d’une ferme de culture de canneberges près de Vancouver, a demandé près de cent photographies, prises sur un laps de temps d’un an, pour obtenir ce montage photographique. The thinker (Le penseur), en revanche, tire son inspiration d’une gravure sur bois d’Albrecht Dürer de 1525 commémorant, par le biais d’une figure de paysan éploré, la défaite d’une révolte paysanne, plus tard inspirant Rodin pour sa célèbre statue. Repris ici par Wall, le motif de l’homme assis, le visage appuyé sur son poing, contemplant de ses hauteurs la ville de Vancouver en été, devient un « monument imaginaire dédié à la désillusion et à l’échec » selon l’artiste. Le paysan est devenu un pauvre travailleur assis sur une version réduite d’une colonnade faite d’un tronc d’arbre et d’une brique de béton.

Overpass-Pont-2001-Diapositive-dans-caisson-lumineux-214-x-2735-cm-Fondation-Emanuel-Hoffmann-en-depot-dans-la-Offentliche-Kunstsammlung-Basel-©-Jeff-Wall
Overpass-Pont-2001-Diapositive-dans-caisson-lumineux-214-x-2735-cm-Fondation-Emanuel-Hoffmann-en-depot-dans-la-Offentliche-Kunstsammlung-Basel-©-Jeff-Wall

Mais il n’y a pas que dans l’art que Wall puise son inspiration. Son matériel, c’est aussi dans la rue qu’il le trouve et c’est au « near documentary », le documentaire de proximité qu’il s’essaie. Ses images ressemblent à s’en méprendre à des photographies documentaires dans leur style mais sont réalisées en collaboration avec des figurants non professionnels, photographiés à la manière du néo-réalisme du cinéma italien des années cinquante et soixante. Jeff Wall a souvent été témoin de scènes de vie qu’il ne tente pas de capturer photographiquement parlant sur le moment; en recréant ces scènes par la suite, il les enrichit d’une dimension dramatique et ce pas de côté lui permet alors, autant qu’il nous permet nous public, de « contempler les effets et les sens de la photographie documentaire ». En plaçant ses images sous forme de diapositives grand format dans des caissons lumineux, l’effet dramatique et décalé est encore amplifié. Comment imaginer que des scènes aussi banales au prime abord comme dans Overpass (Transfert) ou In front of a nightclub (Devant une boîte de nuit) ont demandé tant de mise en scène ? Terminons avec l’une des premières images emblématiques créées par Jeff Wall en 1984 : Milk, scène étrange et même perturbante d’un sans-domicile fixe, un drogué peutêtre, assis à même le sol dans une rue en pleine lumière crue, par une journée de chaleur. Ce dernier, dans un geste ample, lance, non pas un jet d’alcool, mais de lait. Comment ne pas penser instantanément à une célèbre peinture de Vermeer, La Laitière, où précisément ce lait versé est lui aussi au centre-même de l’image ? Mais là où Vermeer a conçu, peut-être à l’aide d’une camera obscura, ancêtre de l’appareil photographique, une scène lumineuse pleine de sérénité et de concentration, Jeff Wall, lui, crée autour de ce jet suspendu de lait une atmosphère étrange, chargée d’agressivité mais aussi d’absurde. Et pourtant, une même essence rapproche les deux oeuvres – la capture, teintée de mélancolie, du temps qui passe.

In front of a nightclub [Devant une boîte de nuit], 2006 Diapositive dans caisson lumineux, 226 x 360,8 cm, avec l’aimable autorisation de l’artiste
In front of a nightclub [Devant une boîte de nuit], 2006 Diapositive dans caisson lumineux, 226 x 360,8 cm, avec l’aimable autorisation de l’artiste
A Sudden Gust of Wind (after Hokusai) [Une bourrasque de vent soudaine (d’après Hokusai)], 1993 Diapositive dans caisson lumineux, 229 x 377 cm, Glenstone Museum, Potomac, Ma
A Sudden Gust of Wind (after Hokusai) [Une bourrasque de vent soudaine (d’après Hokusai)], 1993 Diapositive dans caisson lumineux, 229 x 377 cm, Glenstone Museum, Potomac, Ma

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