JEU ET SURRÉALISME

Salvador Dalí (1904-1989) Cygnes reflétant des éléphants, 1937, huile sur toile, 51 x 77 cm Esther Grether Family Collection © Salvador Dalí, Fundació Gala-Salvador Dalí 2
Salvador Dalí (1904-1989) Cygnes reflétant des éléphants, 1937, huile sur toile, 51 x 77 cm Esther Grether Family Collection © Salvador Dalí, Fundació Gala-Salvador Dalí 2
Au Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne, une exposition se focalise sur un élément, à première vue anecdotique, mais en réalité essentiel à ce mouvement artistique né à Paris dans les années vingt : le jeu. Pascal l’a formulé mieux que quiconque : « sans le divertissement, il n’y a point de joie ; avec le divertissement, il n’y a point de tristesse » écrit-il dans ses Pensées, publiées en 1669. Qui eût cru que cet adage aurait pu trouver un écho si pertinent bien des siècles plus tard ? Le jeu pouvait sembler une activité bien futile aux lendemains d’une Première Guerre mondiale qui avait rendu l’Europe exsangue et laissé des traces indélébiles dans les corps et les mémoires, notamment en France. Ou, au contraire, n’était-il pas temps de le prendre plus au sérieux que jamais ? C’est cette seconde option pour laquelle le mouvement surréaliste penche dès sa création en 1924, date de la publication du premier « Manifeste du Surréalisme ». Le jeu est alors promu non comme un simple divertissement,une distraction, une parenthèsedans la vie quotidienne, mais comme une façonde vivre. « J’ai toujours parié contre Dieu et le peuque j’ai gagné au monde n’est pour moi que legain de ce pari. Si dérisoire qu’ait été l’enjeu (mavie), j’ai conscience d’avoir pleinement gagné » :voilà ce qu’écrit André Breton en 1938 à l’entrée« Dieu » du Dictionnaire abrégé du Surréalisme. Marion Adnams (1898-1995) Emperor Moths Thunder On the Left, 1963 Huile sur panneau, 56 x 45...

Au Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne, une exposition se focalise sur un élément, à première vue anecdotique, mais en réalité essentiel à ce mouvement artistique né à Paris dans les années vingt : le jeu.

Pascal l’a formulé mieux que quiconque : « sans le divertissement, il n’y a point de joie ; avec le divertissement, il n’y a point de tristesse » écrit-il dans ses Pensées, publiées en 1669. Qui eût cru que cet adage aurait pu trouver un écho si pertinent bien des siècles plus tard ? Le jeu pouvait sembler une activité bien futile aux lendemains d’une Première Guerre mondiale qui avait rendu l’Europe exsangue et laissé des traces indélébiles dans les corps et les mémoires, notamment en France. Ou, au contraire, n’était-il pas temps de le prendre plus au sérieux que jamais ? C’est cette seconde option pour laquelle le mouvement surréaliste penche dès sa création en 1924, date de la publication du premier « Manifeste du Surréalisme ».

Le jeu est alors promu non comme un simple divertissement,une distraction, une parenthèsedans la vie quotidienne, mais comme une façonde vivre. « J’ai toujours parié contre Dieu et le peuque j’ai gagné au monde n’est pour moi que legain de ce pari. Si dérisoire qu’ait été l’enjeu (mavie), j’ai conscience d’avoir pleinement gagné » :voilà ce qu’écrit André Breton en 1938 à l’entrée« Dieu » du Dictionnaire abrégé du Surréalisme.

Marion Adnams (1898-1995) Emperor Moths Thunder On the Left, 1963 Huile sur panneau, 56 x 45 cm © RAW Collection
Marion Adnams (1898-1995) Emperor Moths Thunder On the Left, 1963 Huile sur panneau, 56 x 45 cm © RAW Collection

Loin d’être réduit au ludique, le jeu constituedonc une activité des plus sérieuses et il appartientde facto à l’entreprise, à la doctrine de déconstructionet de re-construction du monde dontle surréalisme se veut le fer de lance dans la lignéedu mouvement Dada. Réponse à un ordre moralet politique perçu comme emprisonnant la penséeet l’individu, le mouvement propose d’instaurerdes bases nouvelles de société et de pensée enélaborant des actions de subversion. Cela signifie,renverser l’ordre existant dans un premier temps,comme cela est formulé dans l’article publié dansla revue Médium en 1954 : « l’impérieux besoinque nous éprouvions d’en finir avec les vieilles antinomiesdu type “action et rêve”, “passé et futur”,“raison et folie”, “haut et bas”, etc. nous invitait àne pas épargner celle du “sérieux” et du “non-sérieux”(jeu), qui commande celle du “travail” etdes “loisirs”, de la “sagesse” et de la “sottise”… »

Étigé au plus haut rang des activités humaines parles surréalistes, le jeu est une activité libre par excellence,en soi improductive mais qui a néanmoinsses règles. D’abord pratiqué de manièreexpérimentale, divertissante par les membres dumouvement, le jeu devient bientôt un cimentdu groupe, une activité qui soude le collectif etqui permettra au mouvement de perdurer bienaprès la Seconde Guerre mondiale, jusqu’à sa dissolutionpour des querelles irréconciliables en1969. André et Simone Breton, Louis Aragon,Robert Desnos, Paul Éluard, André Masson,Max Ernst, Victor Brauner, Georges Bataille ouMichel Leiris… autant de personnalités issues dumonde littéraire, théâtral, poétique et artistiquequi constituent de manière mouvante ce groupeparisien dont le cercle se retrouve régulièrementpour discuter, argumenter, philosopher, partagerdes créations… et pratiquer aussi avec assiduité le jeu. On pourrait même aller jusqu’à dire quele jeu a contribué à une forme de cohésion socialeau sein du groupe parisien, en proposant unmodèle communautaire idéal. En Belgique, en revanche,la situation est différente : le mouvementsurréaliste dont René Magritte est le porte-drapeaudans les arts perçut rapidement dans le jeu unetentative de manipulation et d’exploitation deschamps de l’imaginaire.

Ithell Colquhoun (1906-1988) La Cathédrale Engloutie, 1950 Huile sur toile, 130,1 x 194,8 cm RAW collection © Droits réservés, 2024 Photo RAW collection
Ithell Colquhoun (1906-1988) La Cathédrale Engloutie, 1950 Huile sur toile, 130,1 x 194,8 cm RAW collection © Droits réservés, 2024 Photo RAW collection

Des jeux de hasard, comme celui de dés, ou destratégie, comme les échecs, passionnent particulièrementles surréalistes parisiens qui vont égalementcréer leur propre répertoire de jeux. L’undes premiers jeux surréalistes inventés, c’est celuidu « cadavre exquis », un jeu de petits papiers pliésqui se répandit dans l’Europe entière et connaitencore aujourd’hui un grand succès. À l’originede ce jeu (« qui consiste à faire composer unephrase ou un dessin par plusieurs personnes, sansqu’aucune d’elles puisse tenir compte de la collaborationou des collaborations précédentes », selonla définition du Dictionnaire du Surréalismede 1938), on retrouve la notion d’automatismequi représente pour le mouvement, à l’instar del’analyse des rêves, un moyen de libérer l’esprit etde remettre en question le rationalisme de la viemoderne. Car ainsi que l’écrit André Breton, « leSurréalisme repose sur la croyance à la réalité supérieurede certaines formes d’associations négligéesjusqu’à lui, à la toute puissance du rêve, aujeu désintéressé de la pensée ». D’associations demots, et donc de pensées, le cadavre exquis prendensuite la forme d’associations de dessins pour donner naissance à des créations de figures extraordinairessorties d’un imaginaire collectif. Onsait que c’est au tout début du mouvement, à partirde 1925, que datent les adhésions de ressortissantsétrangers, comme Joan Mirò, Man Rayet Max Ernst et l’entrée dans le groupe de nombreuxétrangers est marquée par la participationau jeu du « cadavre exquis », en version dessinée,partant du constat que le dessin est une langueuniverselle.

Mario Prassinos (1916-1985) Sans titre [Étude d’oeil], 1937 Aquarelle sur papier, 19,3 x 29,3 cm © Succession Mario Prassinos 2024, ProLitteris, Zurich. Photo Thierry Rye,
Mario Prassinos (1916-1985) Sans titre [Étude d’oeil], 1937 Aquarelle sur papier, 19,3 x 29,3 cm © Succession Mario Prassinos 2024, ProLitteris, Zurich. Photo Thierry Rye,

On peut aussi noter pendant la Seconde Guerremondiale, la reprise d’un fameux jeu de cartes,le Tarot, par quelques membres surréalistes partisse réfugier à Marseille en attendant un départvers l’Amérique : c’est l’origine du « Jeu deMarseille » qui substitue aux catégories traditionnellesdu carreau, pique, trèfle et coeur celles del’Amour (couleur rouge), Rêve (noir), Révolution(rouge) et Connaissance (noir). Chaque carte fitl’objet, au tirage au sort, d’un dessin de l’un desmembres; ainsi André Breton dessina la carte avecl’alchimiste Paracelse et Victor Brauner, celles dela médium genevoise et du philosophe allemandFriedrich Hegel. Après la Seconde Guerre mondiale,les nouvelles tentatives d’expérimentationen matière de jeu seront loin d’être toutes aussiconvaincantes. L’inspiration, l’enthousiasme, l’humouret le goût de la provocation qui étaient lemoteur du groupe se tarirent au fil des années.Combat politique ou spiritualité ésotérique : c’estdans ces sphères au caractère moins ludique quele surréalisme partira se développer jusqu’à sonextinction.

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