À la Philharmonie de Paris, du 15 octobre 2025 au 1er février 2026, l’exposition Kandinsky, la musique des couleurs fait dialoguer l’œil et l’oreille. Réunissant deux cents œuvres, le Centre Pompidou, le musée d’art moderne de Paris et le musée de la musique (Philharmonie de Paris) s’associent pour dévoiler un peintre pour qui la toile devait chanter, vibrer, respirer. Le lieu est symbolique : exilé en France à partir de 1933, Kandinsky s’installe à Neuilly-sur-Seine, où il passera les dix dernières années de sa vie. Son imaginaire reste nourri de la Russie de son enfance : icônes, contes, couleurs rituelles, chants populaires.
Il m’apparaissait que la musique pou-vait déployer la même force que la peinture », confiait le peintre. Tout Kandinsky est contenu dans cette intuition qui éclaire son parcours, de la figuration à l’abstraction. Avant même d’être un théoricien de l’abstraction, il fut un homme bouleversé par le pouvoir du son. En entendant Wagner à Moscou, à la fin du XIXe siècle, il découvre que la musique peut émouvoir sans rien décrire. Le choc est inté-rieur : il comprend que pour être vivant, l’art doit parler directement à la sensibilité, sans passer par le motif ni le récit. À partir de là, sa peinture de-vient écoute.
La Philharmonie, temple du son et de la résonance, offre aujourd’hui un cadre parfait à cette conver-sion du regard. L’exposition, ample et claire, met en perspective peintures, dessins, carnets et ob-jets d’atelier : tout un monde qui invente un lan-gage nouveau. On y suit Kandinsky de Moscou à Munich, des paysages expressionnistes de jeunesse aux grandes Compositions abstraites. Ce n’est pas un simple chemin vers la modernité, mais une li-bération progressive : du visible vers le sensible.
L’OREILLE ABSOLUE DE LA COULEUR
Chez Kandinsky, la synesthésie n’est pas un phé-nomène anecdotique, mais une méthode. Chaque couleur est une note, chaque forme un timbre. Le jaune éclate comme une cymbale, le bleu s’étire comme une corde grave, le rouge bat comme un tambour intérieur. Ce que le spectateur voit, l’ar-tiste l’entend. L’abstraction, loin d’être une fuite, devient un acte d’attention extrême : rendre au-dible ce que l’œil ne perçoit pas encore.
Il ne cherche pas à traduire la musique, mais à at-teindre son intensité. Quand il intitule ses toiles Improvisation ou Composition, il désigne deux ma-nières de peindre : l’une instinctive, l’autre orches-trée. Dans les deux cas, il construit une architec-ture sonore : thèmes, contrepoints, silences. La ligne y devient mélodie, la couleur rythme. Le ta-bleau n’est plus une image – c’est une partition d’énergie.
LE SOUFFLE DU BLAUE REITER
Au sein du groupe du Blaue Reiter, fondé à Munich avec Franz Marc et Gabriele Münter, Kandinsky rêve d’un art total, capable d’unir peinture, mu-sique et esprit. Leurs expositions sont pensées comme des concerts visuels. L’accrochage de la Philharmonie en restitue l’élan : aquarelles, gra-vures, carnets de notes, tout porte la marque d’une ferveur collective. Ces artistes veulent échapper au naturalisme pour atteindre l’élan pur, l’accord profond entre matière et âme.
Le parcours, organisé comme une suite musicale, s’ouvre sur les œuvres de jeunesse, encore habitées par la Russie natale, puis s’élève vers les abstrac-tions lyriques. Dans les salles, des extraits sonores prolongent les toiles, et le visiteur avance comme dans un orchestre. Le regard devient oreille, la peinture se met à respirer.
Kandinsky s’intéresse aussi à la scénographie, concevant des décors abstraits pour La Sonorité jaune (1909), un drame musical et visuel imagi-né avec le compositeur Thomas de Hartmann. D’ailleurs, l’exposition met en valeur une dimen-sion scénique et sonore : esquisses, objets d’atelier et dispositifs immersifs prolongent les toiles.
DU SPIRITUEL À L’IMMATÉRIEL
En 1911, Kandinsky écrit Du spirituel dans l’art, un texte fondateur où il cherche à définir les lois inté-rieures de la création. Il y développe une pensée où chaque forme, chaque couleur possède une énergie capable d’agir sur l’âme. L’art doit élever l’être hu-main vers des plans plus subtils, comme la musique l’a toujours fait. La peinture, à l’image de la musique, peut émouvoir directement, sans médiation. Cette idée, à la fois mystique et lucide, reste d’une mo-dernité saisissante. En quittant la figuration, l’artiste ne renonce pas au monde mais le transpose dans un autre registre : celui du mouvement intérieur.
Les années du Bauhaus (1922-1933), puis l’exil à Neuilly, témoignent d’une nouvelle phase : les formes se simplifient, les couleurs s’allègent, la musique se fait silence. Kandinsky ne cherche plus la symphonie éclatante, mais la fugue intime. Ses cercles flottent comme des sons suspendus – chaque toile semble respirer à son propre tempo. L’enseignement prend alors tout son sens : au Bauhaus de Weimar, qu’il re-joint en 1922, Kandinsky enseigne la théorie de la couleur et de la forme jusqu’à 1933.
L’HÉRITAGE DU SON
L’exposition rappelle combien son rêve d’un art to-tal résonne encore. Aujourd’hui, les installations im-mersives, les environnements lumineux et les créa-tions sonores prolongent l’intuition d’une expérience multisensorielle. Sans le savoir, Kandinsky a ouvert la voie aux artistes du XXIe siècle : ceux pour qui la lu-mière, l’ouïe et la couleur ne sont plus des domaines séparés, mais des fréquences d’un même langage.
Pour Kandinsky, « la couleur est un moyen d’exer-cer une influence directe sur l’âme ». Cette phrase trouve une résonance physique particulière à la Philharmonie de Paris. Dans ce lieu voué au son, les tableaux semblent émettre leur propre timbre. Ils ne se donnent pas seulement à voir, mais à en-tendre. Là est peut-être le secret de Kandinsky : faire de la peinture une musique silencieuse et suspen-due où chaque nuance produit une émotion.


















