KIRCHNER – PEINTRE AUTOCRITIQUE

L’exposition Kirchner x Kirchner au Kunstmuseum de Berne offre la rétrospective d’un artiste… par lui-même. Esser [Les mangeurs], 1930 Huile sur toile, 150x121cm Galerie Henze & Ketterer, Wichtrach/Berne Fait-il bon être un peintre en Allemagne au début du XXe siècle ? Difficile à dire ; la chose peut être prise de deux manières. Il y a bien sûr l’extraordinaire profusion artistique de l’Après-Première Guerre mondiale, où viennent en tête les noms illustres d’Otto Dix – le contemplateur des invalides –, de Max Beckmann – le lithographe du monde comme théâtre – et de Georg Grosz – le dadaïste des mutilés – de même que ses mouvements successifs et marquants, les queues de comète de Die Brücke (« Le Pont ») et du Blaue Reiter (« le Cavalier bleu »), l’éclosion de la Neue Sachlichkeit (« Nouvelle Objectivité ») et du réalisme socialiste. C’est donc bien là qu’il fallait être. Mais à condition de pouvoir s’en ex-traire aussi vite que possible… Car cette profusion est en trompe-l’œil, une ultime phosphorescence d’avant la catastrophe : 1933, l’incendie du Reichstag, l’installation d’Hitler au pouvoir, et quatre ans plus tard, l’exposition d’un « art dégénéré » orchestrée par les nazis. Dans le but non pas tant de railler la nullité supposée des modernes susmentionnés, que d’exposer en la déplorant la manipulation à laquelle le peuple allemand était prétendument soumis. Le sort, qu’on a connu moins ironique, a fait de 1933 une année glorieuse pour un peintre apparenté à cette famille, Ernst Ludwig Kirchner (1880-1938)....

L’exposition Kirchner x Kirchner au Kunstmuseum de Berne offre la rétrospective d’un artiste… par lui-même.

Esser [Les mangeurs], 1930 Huile sur toile, 150x121cm Galerie Henze & Ketterer, Wichtrach/Berne

Fait-il bon être un peintre en Allemagne au début du XXe siècle ? Difficile à dire ; la chose peut être prise de deux manières. Il y a bien sûr l’extraordinaire profusion artistique de l’Après-Première Guerre mondiale, où viennent en tête les noms illustres d’Otto Dix – le contemplateur des invalides –, de Max Beckmann – le lithographe du monde comme théâtre – et de Georg Grosz – le dadaïste des mutilés – de même que ses mouvements successifs et marquants, les queues de comète de Die Brücke (« Le Pont ») et du Blaue Reiter (« le Cavalier bleu »), l’éclosion de la Neue Sachlichkeit (« Nouvelle Objectivité ») et du réalisme socialiste. C’est donc bien là qu’il fallait être. Mais à condition de pouvoir s’en ex-traire aussi vite que possible… Car cette profusion est en trompe-l’œil, une ultime phosphorescence d’avant la catastrophe : 1933, l’incendie du Reichstag, l’installation d’Hitler au pouvoir, et quatre ans plus tard, l’exposition d’un « art dégénéré » orchestrée par les nazis. Dans le but non pas tant de railler la nullité supposée des modernes susmentionnés, que d’exposer en la déplorant la manipulation à laquelle le peuple allemand était prétendument soumis.

Le sort, qu’on a connu moins ironique, a fait de 1933 une année glorieuse pour un peintre apparenté à cette famille, Ernst Ludwig Kirchner (1880-1938). Né en Bavière, à Aschaffenbourg, ce fils de papetier a fait partie des membres fondateurs du groupe Die Brücke. De quoi ce mouvement était-il le « pont » ? Il faisait allusion à une phrase de Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra : « La grandeur de l’homme, c’est qu’il est un pont et non une fin : ce que l’on peut aimer en l’homme, c’est qu’il est un passage et un naufrage. »

Strasse, Dresden[Rue, Dresde], 1908-1919 Huile sur toile, 150,5×200,4cm The Museum of Modern Art, New York, purchase, Acc. No. 12.1951

Le pont, c’est d’abord celui qui relie quatre garçons pleins d’avenir, venus du Jugendstil : Kirchner donc, mais aussi Heckel, Bleyl, et Schmidt-Rottluff. Imiter leurs aînés répugne à ces anticonformistes. Comme tous les jeunes de tous les pays et de toutes les époques ? Certes, mais ils ont magnifié leur contre-culture, devenue culture légitime peut-être à leur grand dam. Kirchner réalise le manifeste du groupe en 1906. Réalise, car il en tire une xylogravure. « Nous voulons nous assurer une liberté de mouvement et de vie face aux forces âgées bien établies », décrète ce manifeste pas si éloigné, dans le fond, de celui des futuristes, qui sera publié trois ans plus tard par Marinetti (« Quand nous aurons quarante ans, que de plus jeunes et plus vaillants que nous veuillent bien nous jeter au panier comme des manuscrits inutiles… ! »). Mais les deux textes comme les deux mouvements connaîtront des destins ô combien différents. Après des études d’architecture à Dresde, où il rencontre ses trois compères, Kirchner s’installe à Berlin en 1911, emportant dans ses bagages ses inspirations ethnographiques variées – notamment l’art primitif camerounais –, son goût pour Rembrandt et l’art japonais. Là-bas, il fait la connaissance de la femme de sa vie, Erna Schilling, qui devient, comme on dit, sa muse et modèle. C’est pour lui une période d’exploration artistique et stylistique. 1915 : engagé dans l’armée, il est réformé. 1916 : il subit un accident de voiture. 1917 : il s’installe à Davos, où il passe un temps au sanatorium – comme le héros de La Montagne magique – puis son style se modifie progressivement. Et c’est en 1933, à cinquante-trois ans, qu’il connaît sa première rétrospective mondiale, à la Kunsthalle de Berne – quatre ans avant que son art ne soit étiqueté comme « dégénéré ».

Alpaufzug[Montée à l’alpage], 1918-1919 Huile sur toile, 139x199cm Kunstmuseum St. Gallen, acquis en 1955

En cet automne 2025, c’est à nouveau à Berne, au Kunstmuseum, que Kirchner s’expose. S’expose, oui, car si l’exposition a bien une commissaire – Nadine Franci –, la particularité est que l’esprit de l’événement de 1933 est conservé, or Kirchner avait lui-même choisi les soixante-cinq œuvres à montrer. Un pied dedans, un pied dehors : l’artiste s’était fait curateur de soi, avec les biais et les intuitions consubstantiels à une telle entreprise. Encore peut-on admettre qu’un peintre est meilleur autocritique que ne le serait un écrivain : si « un lecteur en sait plus sur un livre que son auteur lui-même », comme l’avait proclamé Patrick Modiano dans son discours de réception du Nobel à Stockholm, la peinture est un objet extérieur, plus extérieur sans doute qu’un texte, et son auteur peut éventuellement l’entr’apercevoir, en un instant, comme s’il était d’un autre. Kirchner va jusqu’à publier un article sous pseudonyme dans le catalogue consacré à l’exposition : mégalomanie ou mystification amusante ? Après-tout, ce ne serait pas le seul control-freak dans l’histoire de l’art. Qu’on pense simplement à Saint-John Perse, qui rédigea lui-même l’appareil critique de sa Pléiade… jusqu’à s’inventer de toutes pièces une correspondance. L’exposition de 2025 ne se focalise pas sur la période de Davos. Elle brasse au contraire toute une vie d’artiste, dans sa flamboyante diversité. On y voit les années de Dresde, de Berlin, des nus et autres scènes licencieuses, du vaudeville, des scènes de rue.

Sich kämmender Akt[Nu se peignant], 1913 Huile sur toile, 125x90cm Brücke-Museum, Berlin

Ces salles contiennent la peinture généralement la plus appréciée du public – quoique l’artiste lui-même préférât sa période plus tardive. On peut n’être pas lucide sur ce qui nous survivra le mieux… Tchaïkovski composa ses Saisons (dont sa fameuse « Barcarolle ») pour répondre à une commande d’un éditeur, et chaque mois, il se mettait nonchalamment au piano pour expédier sa livraison ; Mallarmé mit toute son énergie vitale dans son hasardeuse Hérodiade qu’il pensait être son chef-d’œuvre, troussant à côté pour se délasser l’esprit quelques sonnets qui l’ont rendu immortel. Cela parce que tout artiste veut être son voisin. Et faire l’art de son voisin. Il y a du Matisse chez Kirchner, dans la spontanéité et l’enfance du geste. Du Chagall aussi, et un peu de la période figurative de Malevitch. On y voit un sismogramme des Années folles, qu’on l’imagine traverser en ectoplasme, observateur plutôt qu’acteur, son œil enregistrant les fanfreluches et les robes ; on pourrait n’aller voir l’exposition que pour cette toile de 1930, Les Mangeurs. Deux hommes sont attablés devant leur bol de soupe, qu’ils sirotent, penchés l’un vers l’autre ; leurs têtes se mêlent. Le tout est anguleux, souple pourtant ; le tapis de verdure qu’ils ont sous les pieds devient tapisserie, vertical et horizontal se confondent ; on y sent ce mélange de rébellion formelle et d’adhésion fondamentale au monde des vivants qui constitue, indéniablement, l’esprit moderne.

Strasse mit roter Kokotte [Rue avec une cocotte en rouge], 1914-1925 Huile sur toile, 125×90,5cm Museo Nacional ThyssenBornemisza, Madrid

Artpassions Articles

E-Shop

Nos Blogs

Instagram Feed