Le temps, dit-on, est de l’argent. Le promeneur ordinaire qui déambule rue du Rhône à Genève a tôt fait de percevoir de quelle manière littérale l’industrie horlogère suisse a fait sienne cette maxime. Mais cette vieille équivalence est également réversible: l’argent, c’est du temps. Voilà qui est déjà plus confortable…
D’abord droite et large, puis étroite et sinueuse, la route qui mène au Val-de-Travers réalise en quelque sorte la transcription géographique de cette inversion sémantique: une fois arrivé dans la petite ville de Fleurier, où se trouve la manufacture Chopard, le visiteur constate que l’argent semble s’être effacé derrière le temps qui s’écoule comme au ralenti. Impression de citadin devant la quiétude jurassienne ? Peut-être. Il n’empêche: l’impression est partagée par le cicérone mis à la disposition du visiteur, pourtant une habituée des lieux. Or, quoi de mieux qu’un temps ralenti pour ceux dont l’art consiste à construire des garde-temps ?C’est également dans ce Jura horloger, à Sonvilier, qu’en 1860 le jeune Louis-Ulysse Chopard créa ses premières pièces. Lorsqu’en 1996, Chopard décida de produire à nouveau ses propres mouvements, les calibres L.U.C qui équipent désormais les plus rares et les plus beaux produits de la marque, c’était en quelque sorte boucler la boucle que de s’installer dans l’ancien cœur de l’industrie horlogère.Le bâtiment est d’ailleurs lui aussi de vieille souche, puisqu’il abrita la Fabrique d’ébauches de Fleurier, l’un des fleurons de la société Ébauches S.A. Plaisant clin d’œil de l’histoire qu’une marque établissant sa propre manufacture à l’endroit même où étaient fabriqués les calibres qui constituaient l’essentiel du mouvement des montres suisses au milieu du XXe siècle…
À l’entrée de la manufacture, un bas-relief médiéval aux motifs d’entrelacs, – qui dans la symbolique préchrétienne, représentaient le temps et l’ordre mouvant des choses – accueille le visiteur. Un peu plus loin, en lettres blanches sur fond noir, une pièce de l’artiste conceptuel américain Joseph Kosuth s’interroge sur la précision. Ici, les machines à commandes numériques ont une âme, et les employés plus encore, penchés sur leur établi et leurs binoculaires, appliqués au point que le visiteur se demande si un tremblement de terre pourrait les déconcentrer… Après tout, tout le monde ne travaille pas dans une manufacture horlogère à créer des calibres d’exception.Finalement, une seule question suffit à interpeller ces spécialistes; les voici en train d’expliquer leur travail: ébavurage, polissage des pièces brutes, perlage, anglage et autres côtes de Genève, montage de spiraux à peine visibles à l’œil nu… Une mention spéciale va au galvanoplaste, probablement récemment revenu de vacances et bronzé au point qu’il semble être passé dans l’un de ses propresbains. Il est enthousiaste et volubile… mais comment diable fait-il donc pour déposer sur une même pièce, sur tel point du rhodium noir, sur tel autre du rhodium blanc, et sur tel autre encor de l’or rose ? «Chopard !» répond-il, en écartant les bras et en éclatant de rire. Nous n’en saurons pas plus.«Mais qu’est-ce donc que ce L.U.CEUM, à la fin ?» se demande le visiteur. Patience… Tout vient à point à qui sait attendre. Le L.U.CEUM, ce sera tout en haut, à gauche, après la visite de la manufacture, le musée privé des amis et des clients de la maison Chopard.Espace chaleureux, avec son parquet et sa belle poutraison, il fait songer à un navire renversé, et tranche sur la blancheur clinique de la manufacture, ses ateliers pressurisés – il faut chasser la poussière ! – et son atmosphère studieuse.C’est la récréation, ici nous sommes au grenier, l’endroit merveilleux des trésors de gosses, des souvenirs, le refuge du passé.
En fait de trésor, il y a là une belle collection d’objets liés au temps, destinés à le mesurer, le représenter ou le regarder passer, rassemblés au fil des années par le Co-Président Karl-Friedrich Scheufele.Datant du XVIIIe siècle, un curieux sablier quadruple, dit « de chaire », permettait au prédicateur de connaître précisément la durée du martyre de ses paroissiens. Il voisine avec une lampe à huile, dont le réservoir gradué en heures, sur le principe de la clepsydre, servait peut-être au même pour savoir combien d’heures la préparation dudit sermon prenait sur son temps de sommeil.Un peu plus loin on trouve une rare et extraordinaire montre astronomique de poche, à planétaire géocentrique. Réalisée vers 1798, elle est l’œuvre de l’horloger allemand Jacob Auch, Mécanicien de la Cour du duc de Weimar, qui fut considéré comme l’égal des plus grands horlogers anglais. La première face présente un cadran à cinq aiguilles, indiquant respectivement les heures sur deux fois douze heures, à l’allemande, les minutes, les secondes, les mois et les jours. Le dos, en émail bleu semé d’étoiles, représente les douze signes du zodiaque et l’écliptique, tandis que des aiguilles indiquent le mouvement du soleil et de la lune, ainsi que les indications du calendrier.La visite continue, au milieu des tourbillons, montres chinoises, régulateurs, chronomètres de marine ou montres «révolutionnaires» indiquant des journées de dix heures, de cent minutes chacune. Une pièce très simple attire l’attention: sur le cadran en émail blanc, on lit «Chopard A Sonvillier». Il s’agit de la toute première montre Chopard connue, datée de 1860 environ. Elle a été donnée par Paul-André Chopard, petit-fils du fondateur, à Karl Scheufele, lui-même issu d’une dynastie d’horlogers allemands, lorsqu’il racheta l’entreprise en 1963. Simple et modeste, elle représente la part du cœur, au-delà de toutesles complications.