LA MAIN D’ARTÉMISE

Une vie, même tragique, ne saurait expliquer une œuvre, encore moins l’occulter: Artemisia Gentileschi, femme au destin douloureux, fut d’abord une grande artiste. En décembre 1625, un certain Pierre Dumonstier dessina la main droite d’Artemisia Gentileschi: cette main tient délicatement un pinceau très fin. Cependant, son annulaire et son auriculaire, avec une extrême élégance, suivent la même courbe que l’index et le médius, repliés sur la hampe du pinceau, comme si la main se souciait de sa propre harmonie, prélude à la qualité du geste pictural. Comme si la grâce et la beauté de l’artiste au travail promettaient la grâce et la beauté de son tableau futur. Cette œuvre de Dumonstier, hommage de l’homme dessinateur à la femme peintre, dit toute la richesse, mais aussi tout le drame d’Artemisia Gentileschi. Elle trahit toute l’ambiguïté du regard que les hommes, longtemps et souvent, ont porté sur les artistes de sexe féminin. Qu’est-ce qui va prévaloir ? La beauté de leurs œuvres, ou celle de leur personne ? Le commentaire que Dumonstier écrivit au dos de son dessin témoigne de cette ambivalence: «Les mains de l’Aurore sont louées pour leur rare beauté. Mais celle-cy plus digne le doit être mille fois plus, pour savoir faire des merveilles qui ravissent les yeux des plus judicieux». Autrement dit: à cette main, je donne la plus gracieuse des formes, parce qu’elle fait naître, sur la toile, les formes les plus gracieuses. La main sera belle parce que l’œuvre est belle. Soit, mais on risque, alors,...

Une vie, même tragique, ne saurait expliquer une œuvre, encore moins l’occulter: Artemisia Gentileschi, femme au destin douloureux, fut d’abord une grande artiste.

En décembre 1625, un certain Pierre Dumonstier dessina la main droite d’Artemisia Gentileschi: cette main tient délicatement un pinceau très fin. Cependant, son annulaire et son auriculaire, avec une extrême élégance, suivent la même courbe que l’index et le médius, repliés sur la hampe du pinceau, comme si la main se souciait de sa propre harmonie, prélude à la qualité du geste pictural. Comme si la grâce et la beauté de l’artiste au travail promettaient la grâce et la beauté de son tableau futur.

Cette œuvre de Dumonstier, hommage de l’homme dessinateur à la femme peintre, dit toute la richesse, mais aussi tout le drame d’Artemisia Gentileschi. Elle trahit toute l’ambiguïté du regard que les hommes, longtemps et souvent, ont porté sur les artistes de sexe féminin. Qu’est-ce qui va prévaloir ? La beauté de leurs œuvres, ou celle de leur personne ? Le commentaire que Dumonstier écrivit au dos de son dessin témoigne de cette ambivalence: «Les mains de l’Aurore sont louées pour leur rare beauté. Mais celle-cy plus digne le doit être mille fois plus, pour savoir faire des merveilles qui ravissent les yeux des plus judicieux».

Autrement dit: à cette main, je donne la plus gracieuse des formes, parce qu’elle fait naître, sur la toile, les formes les plus gracieuses. La main sera belle parce que l’œuvre est belle. Soit, mais on risque, alors, de regarder la main, non l’œuvre. On risque aussi, plus injustement encore, de voir dans la femme un objet séducteur plutôt qu’un sujet créateur.

De cette injustice, Artemisia Gentileschi fut bel et bien victime, et de la manière la plus cruelle. À l’âge de dix-huit ans, elle fut violée par Agostino Tassi, un peintre ami de son père, et censé lui donner des cours. Cet épisode est connu dans ses détails, parce que nous conservons les minutes du procès qui s’ensuivit, à Rome, en 1612. Or le plus saisissant, ce n’est peut-être pas le récit du viol lui-même, mais les mots dont Agostino Tassi, dans sa rage de désir, pressa la jeune fille: «Ne peignez pas tant, ne peignez pas tant» ! Bien sûr, le satyre voulait dire: laissez votre palette et vos pinceaux, occupez vos mains ailleurs. Mais quels mots révélateurs ! Car ils signifient, on ne peut plus crûment: cessez d’être un sujet, contentez-vous d’être un objet.

Cependant, le drame est plus effrayant encore: la main d’Artemisia, dont Agostino Tassi voulait disposer pour son plaisir, les juges de son procès en disposèrent pour la torture. En ces temps point si lointains, mais si barbares, on soumettait à la question les plaignants et les victimes autant que les agresseurs, dans l’idée extravagante que la souffrance arrache toujours l’aveu de la vérité. Pour que soit dénoncée et démontrée l’horrible absurdité de cette croyance, il fallut attendre un siècle et demi, et l’œuvre bienfaisante de Cesare Beccaria, Des délits et des peines. «La douleur», peut-on lire sous la plume inspirée de ce penseur, ne saurait être «le creuset de la vérité».

Mais dans le cas d’Artemisia Gentileschi, la cruauté de la torture fut décuplée, parce qu’on s’en prit à ses mains, précisément ses mains ! Au risque, bien sûr, de compromettre à jamais sa capacité de peindre. La jeune fille fut donc soumise aux «sibilli», ainsi nommés en triste honneur de la Sibylle, dont les oracles disaient la vérité. Il s’agis sait de nouer autour de ses doigts des lacets qu’on serrait toujours davantage, ce qui commençait par arracher la peau et finissait par briser les os. Pendant ce supplice, qui par bonheur ne fut pas porté à son comble de rigueur, Artemisia Gentileschi ne cessa de crier, confirmant ses accusations contre Tassi: «C’est vrai, c’est vrai, c’est vrai !». Faut-il le préciser: ce n’est pas à cause de sa souffrance qu’elle dit la vérité, mais malgré sa souffrance. On finit par la laisser tranquille, après avoir psalmodié un «miserere» pour sanctifier l’opération.

Voilà donc celle dont la main, suprêmement délicate, est peinte avec dévotion par Pierre Dumonstier: une main que son violeur, puis ses juges, voulurent arracher à la peinture. Mais maintenant, voyons ce dont cette main fut capable, envers et contre tous.

Il est tentant de déchiffrer, dans la cruauté qui hante de nombreuses peintures d’Artemisia Gentileschi, le signe et la conséquence des violences qu’elle eut à subir. Son œuvre la plus célèbre, Judith et Holopherne, qui montre deux femmes en train d’égorger un homme surpris dans son sommeil, a été considérée comme une manière de vengeance, ou, à tout le moins, comme le manifeste d’une prise de pouvoir de la femme sur l’homme. De même, lorsqu’on est en présence de Suzanne et les vieillards, où deux hommes libidineux convoitent une femme nue, on explique volontiers cette toile par la biographie de l’artiste, et par elle seule. Du même coup, l’on se rend aveugle à ce qui, dans ces œuvres, est l’essentiel: leur qualité picturale.

C’est aussi qu’on oublie trop facilement tout ce qui rattache ces peintures à une tradition iconographique illustrée par les prédécesseurs ou les contemporains d’Artemisia. Ainsi, le Caravage, qu’elle n’a guère pu connaître, mais dont son père, le peintre Orazio Gentileschi, fut un ami proche, traita lui aussi le thème de Judith et Holopherne, dans un tableau d’une grande violence. Or nul n’a recours à la seule biographie du peintre pour expliquer cette violence.

D’ailleurs, l’Holopherne d’Artemisia Gentileschi ressemble comme un frère à celui du Caravage. La jeune femme propose donc une relecture du tableau du maître, en même temps qu’une variation sur un thème biblique fameux. À la même époque, d’autres peintres, justement appelés «caravagesques», donneront leur propre version de Judith et Holopherne. Bref, pour comprendre un artiste, il faut invoquer l’histoire de la peinture, autant et davantage que son histoire personnelle. C’est éminemment vrai d’Artemisia Gentileschi.

Au début du XXe siècle, le critique d’art Roberto Longhi s’étonnait, toujours devant Judith et Holopherne, du contraste saisissant entre la délicatesse de la touche et la violence de l’action décrite. «Qui pourrait penser que sur ce drap travaillé de lumières et d’ombres glacées dignes d’un Vermeer grandeur nature, adviendrait un massacre si brutal et si atroce ?» Longhi s’avoue alors épouvanté par «cette femme terrible», capable d’avoir peint cela. Parti d’une observation d’ordre artistique, il en conclut qu’Artemisia Gentileschi transgresse sa féminité. Comme si la femme n’avait pas droit à l’expression de tout ce qui est humain, violence comprise. Et comment oublier, quand on est critique d’art, que la violence en question, sans rien perdre de sa réalité, de sa dure humanité, est transcendée par la peinture, transfigurée en formes et couleurs ?

Il est vrai que les tableaux violents, chez Artemisia Gentileschi, sont nombreux: elle a peint plusieurs moments du drame de Judith et Holopherne, et s’est vouée à d’autres épisodes bibliques plutôt scabreux, tel celui de Loth et ses filles (inceste), ou de Yaël et Sisera (meurtre à l’aide d’un clou et d’un marteau). Mais elle n’en a pas moins traité, souvent, des sujets plus paisibles: Vierge allaitant, Danaé, Vierge à l’Enfant et au Rosaire, sainte Catherine d’Alexandrie, Madeleine, Sainte Cécile, divers portraits d’hommes et de femmes, sans parler de plusieurs autoportraits. Le plus fameux d’entre eux la montre en plein labeur. C’est l’Autoportrait en allégorie de la peinture. Peut-être son plus grand chef-d’œuvre.

L’artiste s’est représentée de profil, mais comme sa main droite, armée du pinceau, place une touche au sommet de la toile rousse et noire, tandis que sa main gauche, qui tient la palette, est appuyée sur une petite table, l’ensemble du corps, d’une main à l’autre, dessine un grand et magistral demi-cercle. Le visage, le bras droit et le haut de la poitrine sont en pleine lumière caravagesque, tandis que le pinceau plonge dans la nuit de l’œuvre future. Magnifique visage, attentif, au regard exact; et la bouche esquisse une légère moue d’extrême attention.

La main qui tient le pinceau, c’est une évidence, apparaît moins fine que dans l’œuvre de Dumonstier. Déliée, certes, mais énergique et puissante. Bref, ce n’est pas la main de l’Aurore. Et que nous importe ? Cette main-là sut créer la beauté.

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