Dans sa petite étude intitulée La Mission de saint Benoît, saint John Henry Newman – l’une des figures intellectuelles et spirituelles les plus stimulantes et attachantes du XIXe siècle anglais – avance ceci : « À saint Benoît, donc, que l’on peut considérer comme représentant les différentes familles monastiques qui l’ont précédé, ou qui sont nées de lui (car elles sont toutes plus ou moins de la même école), à ce grand Saint j’assigne comme marque distinctive le caractère poétique ; à saint Dominique, le caractère scientifique, et à saint Ignace, le caractère pratique. » Combien l’idée de poésie se serait en effet imposée à qui serait allé, le 5 novembre dernier, à l’assaut du célèbre, trop célèbre ! Mont Saint Michel, à qui aurait parcou ru cette après midi là son abbaye bénédictine, à qui m’aurait accompagné… L’île la plus visi tée de France – après celle de la Cité – s’était ca chée, elle était plongée dans la brume par le haut – comme la Tour Eiffel l’est parfois –, elle déro bait de loin, et même encore d’assez près, la partie d’elle où avaient vécu les enfants noirs de l’homme de Norcia. Le Mont était comme tronqué, sem blant s’ériger ou s’ensauvager à nouveau, apparais sant par là même débarrassé de sa gangue de cli chés. Tout demeurait dans les gris et les verts. Le rocher sur lequel tout ceci avait été bâti, il y a plusieurs siècles, rappelait sa présence comme jamais, à la faveur – est ce possible ? – du silence et peut être aussi du faible nombre de visiteurs, comme s’il y avait plus d’interstices, plus de percées, qu’en temps normal. L’exploit suintait, et avec lui la paix de l’accomplissement : songez y, faire tenir une pyramide sur une pyramide, et y tenir.
Le miracle du cloître opère ici comme ailleurs, comme à Rome, comme à Naples, comme à Florence, c’est – dans la visite « réelle » comme dans celles que fourniront à discrétion, dès le che min de retour entamé, les souvenirs – le premier lieu d’élection. On s’y assoit toujours comme si l’on y revenait. J’ai mesuré à nouveau dans celui du Mont Saint Michel combien la très grande architecture regorge de dynamisme. Vues de biais, par exemple depuis la porte qui mène au parvis, les colonnettes qui le scandent paraissent tradi tionnellement parallèles, mais déplacez vous et elles semblent se déplacer elles aussi, se rangeant l’une au premier plan, l’une au second, l’une après l’autre… Le cloître, pour qui suit la Règle, est d’ail leurs moins un refuge qu’un carrefour, qu’un lieu d’incessants passages, ce dont la disposition de ces fins supports – presque du Op art ! – semble tra duire. On gagne de là le réfectoire, où l’on goûte un même type de raffinement : depuis son seuil, point de fenêtres en vue, mais de la lumière seu lement, venant des deux côtés, distribuée comme entre des châssis de théâtre ; les lancettes, disposées entre des colonnes engagées, n’apparaissent qu’au fur et à mesure, quand vous gagnez – ou croyez ga gner – votre table, revenant du scriptorium ou du cellier. La leçon d’architecture est inoubliable. Elle peut se poursuivre sur un mode plus didactique dans l’église abbatiale, qui est un petit échantil lonnage à elle seule, étant à la fois romane (sa nef et son clocher), gothique (son chœur et ses cha pelles rayonnantes) et classique (sa façade, offerte presque candidement à la baie, à ses agneaux qui broutent et ponctuent le tapis sur lequel s’élève le Mont) ; mais dans cet espace domine encore, une fois révisé notre « tableau des styles », le délicieux et un tantinet paradoxal sentiment qu’on aura aus si éprouvé ailleurs dans l’abbaye, dans la salle des Hôtes par exemple, celui de se sentir nichés au mi lieu de volumes majestueux.
En redescendant le Grand Degré, qui conduit de la terrasse de l’ouest à la salle des Gardes – poésie de ces seuls noms… –, je ne voyais toujours pas, en le vant les yeux vers la flèche, l’archange doré qui la prolonge et la surmonte. La brume continuait de le voiler. Mais un peu plus bas sur le Mont, bataillant au milieu des marchands du Temple, dans la petite église Saint Pierre qu’on oublie parfois, il en est un autre, d’archange, tout argenté celui là. Couleur de lune, dirait un conte.