Jouissant du même statut que les hommes dans leur culture d’origine, les artistes femmes aborigènes ne cessent de fasciner le public occidental par leur liberté créatrice et leur audace. Provenant de la collection de la Fondation Opale, leurs œuvres vibrantes d’énergie se déploient dans toute leur splendeur au musée Rath.
En juillet 2022, la Fondation Cartier, à Paris, dévoilait dans une splendide mo-nographie les immenses toiles traversées de fulgurances chromatiques de l’artiste aborigène Mirdidingkingathi Juwarnda Sally Gabori (vers 1924-2015). Les critiques d’art oc-cidentaux eurent tôt fait de la comparer aux plus grands peintres expressionnistes, voire aux maîtres de l’abstraction. C’était flatteur et réducteur tout à la fois tant l’art de cette plasticienne de génie ba-laie d’un revers de pinceau tous les académismes.
Il est vrai que sa biographie est, elle aussi, singu-lière à bien des égards. En 1948, à la suite d’un cyclone dévastateur et d’un raz-de-marée qui sub-mergea une grande partie de l’île de Bentinck (dans le golfe de Carpentarie) et contamina tous ses points d’eau douce, Sally Gabori (comme on l’appelle communément) fut contrainte d’éva-cuer avec toute sa famille sa terre natale pour re-joindre une mission presbytérienne située sur l’île de Mornington. Cet exil, qui devait être de courte durée, allait s’étendre sur plusieurs décennies et marquer profondément sa communau-té, les Kaiadilt. Installés dans des campements de plage, leur culture, leur langue maternelle et leurs rituels confisqués, ces hommes et ces femmes su-birent ainsi un déracinement d’une rare brutali-té… Ce n’est que vers l’âge de quatre-vingts ans que Sally Gabori allait trouver dans la peinture un exutoire, une catharsis. Se rendant en 2005 dans le centre d’art de Mornington, cette femme que rien ne disposait, de prime abord, à la pratique ar-tistique, se met alors à peindre avec frénésie plu-sieurs toiles par jour dans un élan aussi jubilatoire que prolifique. Et le résultat sera éblouissant ! De ses pinceaux délestés de toute référence, Sally se remémore la terre de ses ancêtres qu’elle n’a pas revue depuis quarante ans, et transpose dans une palette iridescente la cartographie affective et sa-crée de son île natale. En quelques années d’une rare intensité, elle invente alors sa propre palette, développe son style caractéristique, à nul autre pareil. Dès 2013, ses œuvres sont sélectionnées pour de grandes expositions collectives (à la Royal Academy of Arts à Londres, dans le cadre de la 55e Biennale de Venise), avant de rejoindre des collections prestigieuses comme la Galerie nationale d’Australie, le musée du Quai Branly à Paris, la Fondation Opale à Crans-Montana…
« Avant les années quatre-vingt-dix, les femmes ne participaient pas à la production d’art contem-porain. Elles peignaient sur des grandes toiles ou des écorces des hommes de leur famille, mais leur contribution n’était pas souvent reconnue. Progressivement, une nouvelle dynamique a émer-gé, permettant aux femmes de développer leur pratique artistique spécifique. Nombre d’entre elles sont devenues des artistes emblématiques, dont l’influence est aujourd’hui considérable », souligne ainsi Georges Petitjean, le conservateur de la Fondation Opale, dans la revue Genava.
Une autre peintre allait en effet subjuguer les ama-teurs et les professionnels de l’art par sa verve créa-tive et ses toiles à la puissance incantatoire : Emily Kam Kngwarray (vers 1910-1996), originaire du peuple Anmatyerre. C’est à l’occasion de la Biennale de Venise de 1997 (où Emily représentait son pays à titre posthume) que l’artiste conceptuel et minimaliste américain Sol LeWitt tomba en ar-rêt devant ses compositions hypnotiques et se mit à les collectionner à une cadence effrénée.
« Au cours de la courte (de 1988 à 1996) mais très productive période de peinture à l’acrylique sur toile, Kngwarray a développé cinq styles distincts et a peint, selon les estimations, entre trois mille et cinq mille tableaux », rappelle ainsi Georges Petitjean. Et l’on ne peut en effet qu’être saisi d’ad-miration devant la capacité de renouvellement de cette artiste prolifique entrée en peinture à plus de soixante-dix ans et réinventant sa palette et son ré-pertoire graphique comme peu de peintres occiden-taux, excepté Matisse et Picasso, ont su le faire !
Il serait néanmoins fallacieux de réduire l’œuvre d’Emily Kam Kngwarray à une simple symphonie picturale, aussi séduisante soit-elle ! Ainsi, pour évoquer son sujet de prédilection, la peintre abo-rigène n’avait qu’un mot à la bouche : « Mon pays, mon pays, mon pays. »
Loin de sacrifier à des expérimentations purement stylistiques, les artistes aborigènes, qu’ils soient hommes ou femmes, expriment en effet leur lien indéfectible et sacré à leur terre. Leurs travaux font revivre le « Temps du Rêve » et sont profondément ancrés dans l’esprit de la communauté à laquelle ils appartiennent. Si les histoires peintes par les hommes et les femmes sont souvent les mêmes, elles diffèrent néanmoins par le traitement et le point de vue. « Celles des hommes parlent surtout des héros, tandis que celles des femmes renvoient à la terre, célèbrent le lien intime qui les relient à elle », explique ainsi George Petitjean.
Et, c’est peut-être dans cet amour immodéré pour la nature et les bienfaits qu’elle prodigue (graine d’igname, haricot vert…) qu’Emily Kam Kngwarray puise son inspiration lorsqu’elle tapisse ses toiles de fleurs estivales et de fruits gorgés de soleil. Son approche du paysage se révèle ainsi tout autant conceptuelle que spirituelle, tant cosmogo-nique qu’affective. Ainsi, pour Hetti Perkins (an-cienne conservatrice de la Gallery of New South Wales à Sydney), l’attrait de l’œuvre de cette ar-tiste auprès du public européen s’explique en réa-lité par le fait que son art est capable de « négocier un espace à la fois dans l’esthétique de l’abstrac-tion occidentale et dans les percepts intemporels des traditions culturelles aborigènes ».
On aurait tort cependant de bouder les autres plasti-ciennes de génie mises en lumière dans l’exposition du musée Rath. Parmi elles, Eunice Napangardi (vers 1945-2000) s’est attachée à dépeindre le yu-parli, la banane de brousse, dans les différents stades de son cycle de vie, tandis que Mitjili Napurrula a traduit avec ferveur le Watiya ou « Rêve de l’arbre ».
Point de hasard si de grands artistes comme Yayoi Kusama et James Turrell se sont senti des affini-tés cosmiques avec ces créatrices des antipodes, avec lesquelles ils partagent une quête métaphy-sique et spirituelle. Vierges de tout académisme, les femmes artistes aborigènes font quant à elles danser leurs pinceaux pour célébrer magnifique-ment leur Terre, qui est aussi la nôtre…


















