L’ART D’ÉCOUTER

Lucas Debargue
Lucas Debargue © 2017 Sony Music Entertainment
Un dernier disque pour l’année, un dernier disque à chroniquer. Et, joie, c’est du Bach. Rien de si rare, direz-vous. Mais avec celui-ci une tendance s’affirme, qu’on est heureux de voir défendue par les deux qui sont sans doute les deux pianistes français les plus intéres- sants dans leur tranche d’âge. David Fray a 34 ans. Il n’est certes pas nouveau en Bach, dont il a dirigé de son piano tous les concertos pour le clavier. Son projet Bach voit plus loin: l’an prochain, il en gravera les sonates clavier/violon en compagnie de Renaud Capuçon (le meilleur, inévitablement, va au meilleur); puis, un an plus tard, les Goldberg. Cette continuité dans ses vues, cette volonté d’une vue d’ensemble, et qui construit, ont quelque chose de rassurant dans un paysage musical devenu désordonné. On n’oubliera pas que tout gamin son tout premier disque joignait à Incises, de Boulez une 4° Partita de Bach où l’Allemande, onze minutes à peu près, réussissait un mouvement suspendu et comme sur place qui semblait désigner l’autre côté du visible. En toute circonstance Fray est assisté de Rouvier, qui fut son maître. C’est plaisir de les entendre échanger des linéarités, que nous suivons avec délectation, tant est grande la volonté de transparence, d’exposition des lignes. Miracle du contrepoint. Mais merveille aussi des lignes, et du cantabile qui chaque fois qu’il peut vient mener la danse. On ne regrette pas les violons de Vivaldi dans le prodigieux Quatre Pianos qui fut, jadis, l’œuvre qui a ramené à...

Un dernier disque pour l’année, un dernier disque à chroniquer. Et, joie, c’est du Bach. Rien de si rare, direz-vous. Mais avec celui-ci une tendance s’affirme, qu’on est heureux de voir défendue par les deux qui sont sans doute les deux pianistes français les plus intéres- sants dans leur tranche d’âge. David Fray a 34 ans. Il n’est certes pas nouveau en Bach, dont il a dirigé de son piano tous les concertos pour le clavier. Son projet Bach voit plus loin: l’an prochain, il en gravera les sonates clavier/violon en compagnie de Renaud Capuçon (le meilleur, inévitablement, va au meilleur); puis, un an plus tard, les Goldberg. Cette continuité dans ses vues, cette volonté d’une vue d’ensemble, et qui construit, ont quelque chose de rassurant dans un paysage musical devenu désordonné. On n’oubliera pas que tout gamin son tout premier disque joignait à Incises, de Boulez une 4° Partita de Bach où l’Allemande, onze minutes à peu près, réussissait un mouvement suspendu et comme sur place qui semblait désigner l’autre côté du visible.

En toute circonstance Fray est assisté de Rouvier, qui fut son maître. C’est plaisir de les entendre échanger des linéarités, que nous suivons avec délectation, tant est grande la volonté de transparence, d’exposition des lignes. Miracle du contrepoint. Mais merveille aussi des lignes, et du cantabile qui chaque fois qu’il peut vient mener la danse.

On ne regrette pas les violons de Vivaldi dans le prodigieux Quatre Pianos qui fut, jadis, l’œuvre qui a ramené à Bach un public qui le boudait. Tissu serré, implacable, et verve, vie, qui se défont de tout voile de deuil pour éclater ici dans une vitalité jubilatoire.

Bach n’a pas connu le Steinway, c’est sûr. C’est sûr aussi que, pour nous qui le connaissons, il y a des manières de moindre clavier qui, chez Bach au moins, ne sont plus les meilleures possibles. Ecoutez cet entrain, ce monde en marche, cette masse de son qui s’avance, avec toute la franchise et le naturel du monde. Au clavecin, ici, Bach semblerait courir sur des doigts. Avec le Steinway on a la course, la force, le souffle. Ou est-ce alors que nous le préférerions, accroché à ce qui fut très souverainement une mode (mais pas plus digne de durer qu’une mode), sautillant dans sa prolixité? Bienvenue donc à cette réorientation du goût. Bienvenue au solide, au durable. Au bois dont étaient faits Klemperer, dans ses monumentaux Brandebourgeois, et Lipatti dans sa Partita.

Presque plus porteuse d’avenir est l’entreprise de Lucas Debargue, qui nous prépare des chocs dans Scarlatti. On l’y a déjà entendu à Meslay (et un merveilleux film en circule, avec une surnaturelle la mineur de Mozart), indicible de pureté dans la vigueur. Nombre de pianistes transcendants se sont mis à Scarlatti, mais comme en passant, et le traitant comme s’il n’était qu’un contemporain de Haendel qui, lui, n’aurait fait que de petites choses. La plupart, en vérité, sauf Horowitz, se sont laissés duper par cette stricte contemporanéité. D’où sans doute l’immense, l’électrisant succès de Scott Ross le ramenant au clavecin, en intégrale. Et un clavecin dément, qui ose, caracole, culbute, et ne se cache pas de vouloir son maximum de sonorité, et de feu. Debargue, à vingt-huit ans, est autre. Il n’avait suivi aucune filière, ne s’était vendu à aucune chapelle quand le Concours Tchaïkovski le révéla il y a quatre ans, absolu outsider dans la compétition mondiale, absolu inconnu en France même. Certes les sonates de Medtner ou Szymanowski sont ses chevaux de bataille. Mais c’est Scarlatti qui depuis des années chemine au fond de lui, et chemine comme un bloc, un ensemble, un monde, qui veut s’imposer comme tel. Et dans sa furieuse diversité. L’album est pour bientôt, on a pu en entendre quelques bouts; et la fierté de pur sang du clavier s’y impose, sous les doigts du moins de qui sait que ces Essercizi portent un nom de combattant, un nom pour Loyola et qu’y toucher, c’est ouvrir la boîte de Pandore des noirceurs, du sfumato, des grâces parfois les plus attendries. Il faut oser Scarlatti dans sa violence, sa brusquerie, son mépris de plaire pour le réussir ainsi. Dans sa diversité et sa totalité. Vivre en Scarlatti trois, quatre ans! Mais sans doute Debargue a-t-il été le seul jusqu’ici à aller chercher ce que Rimbaud dans ses Illuminations, appelle « la clé de cette parade sauvage ».

André Tubeuf

Écrivain, philosophe et critique musical

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