OU DE L’ART DE FAIRE DE TOUT AVEC PEU
La Collection Pinault présente une foisonnante exposition qui retrace le parcours des treize principaux représentants de l’Arte Povera. Ce mouvement né dans l’Italie industrielle de la fin des années soixante prônait un retour à l’émotion à travers l’objet réel – mais aussi à la simplicité et à un certain classicisme.
Amilieu de la vaste rotonde de l’an cienne Bourse de Commerce, sous la majestueuse fresque de la fin du XIXe représentant Le commerce dans les cinq parties du monde, entouré par la muraille de béton érigée par Tadao Ando pour François Pinault, s’ex hibe un curieux spectacle : plus d’une dizaine de sculptures et installations sont disposées là, pêle mêle sur le sol, au centre de la salle, à distance des visiteurs qui observent ce bric à brac d’un air intrigué. D’autant que les pièces exposées ne ré pondent pas aux codes habituels de l’œuvre d’art : à côté de deux blanches statues de Vénus inspi rées de l’antique, gît un morceau de pelouse en da mier ; à côté, on voit des bottes de foin d’où s’élève un néon blanc et, plus loin, de gros tas de vête ments sur lesquels sont posés de grands miroirs. Bienvenue dans l’arène de l’Arte Povera.
L’exposition de la Collection Pinault se veut la plus exhaustive à jamais avoir été offerte au pu blic français sur le sujet. Il y a, en effet, pléthore d’œuvres (pas moins de deux cent cinquante !), dues à tous les pontes du mouvement – mais pas seulement. La disposition de la rotonde est à l’image de la présentation voulue par la commis saire Carolyn Christov Bakargiev : riche et mul tiple, au point d’en être déroutante et quelque peu confuse. L’exposition s’organise autour des treize artistes principaux de la mouvance, à chacun des quels est dédiée une salle. Mais on trouve aussi, au rez de chaussée, pas moins de vingt quatre vi trines qui contiennent des œuvres des précur seurs de l’Arte Povera, de Lucio Fontana à Piero Manzoni en passant par le groupe japonais Gutai. Enfin, la Bourse de Commerce ajoute à tout ceci des œuvres récentes voire nouvelles, dues à douze autres artistes, présentés comme les derniers repré sentants ou descendants spirituels de cette esthé tique, qui nous replonge dans l’Italie industrielle en plein essor des années soixante.
Comme pour tout mouvement d’avant garde du XXe siècle qui se respecte, le terme d’« art pauvre » naît sous l’égide d’un théoricien et non d’un ar tiste, en la personne du critique Germano Celant. Celui ci l’utilise pour la première fois dans un ar ticle paru en 1967, intitulé Appunti per una guer riglia (« Notes pour une guérilla »), puis le reprend pour le titre d’une exposition organisée à Gênes la même année et baptisée Arte Povera IM Spazio.
En réalité, Celant n’invente en rien l’esthétique ou le programme de l’Arte Povera mais révèle cette nouvelle mouvance en identifiant une pratique si milaire qui réunit plusieurs artistes, qu’il regroupe sous cette dénomination. Il reconnaît les prémisses de cette nouvelle façon de faire de l’art dans plu sieurs expositions collectives organisées à travers l’Italie entre 1966 et 1967, qui réunissaient notam ment Kounellis, Anselmo, Pistoletto et Pascali mais aussi des artistes qui furent rapidement considérés comme étrangers à l’Arte Povera, tels que Schifano.
Celant décrit ainsi cet art qu’il perçoit différent : « Il s’agit d’une nouvelle attitude qui pousse l’ar tiste à se déplacer, à se dérober sans cesse au rôle conventionnel, aux clichés que la société lui attri bue pour reprendre possession d’une “réalité” qui est le véritable royaume de son être. Après avoir été exploité, l’artiste devient un guérillero : il veut choisir le lieu du combat et pouvoir se déplacer pour surprendre et frapper. » Cette définition, en recourant au terme d’« attitude », montre bien que l’Arte Povera consiste plus en une posture (quasi ment politique) face au monde qu’en un mouve ment artistique structuré qui aurait son manifeste.
L’analogie avec les combattants révolutionnaires sud américains n’a rien de gratuit : elle place le débat sur le terrain de la contestation politique, ce qui pourrait paraître étonnant au prime abord puisque tous ces artistes sont surtout liés par une esthétique commune qui ne semble pas avoir vrai ment de lien avec le fait sociétal. Les représentants de l’Arte Povera utilisent des matériaux simples, souvent prélevés dans le monde réel (de la pierre au néon en passant par les troncs d’arbres), qu’ils agencent et transforment avec un sens esthétique mais sans emphase, refusant le clinquant et la sé duction facile – comme Giuseppe Penone, qui re travaille des poutres de bois équarries pour leur re donner la forme des troncs et branches d’arbres dont elles sont issues. C’est pourtant précisément cela qui fait de leur réflexion un art contestataire. Ce retour à la matière, à son organisation mais non à sa transformation radicale, les place en op position à la société de consommation et du spec tacle qui fleurit dans les années soixante. L’Arte Povera est, en ce sens, une réaction nette au Pop art, qu’il soit américain ou européen, qui domine alors le marché et utilise amplement l’image publi citaire, le collage, la photographie et les références à la culture dite populaire.
Contrairement à ce qui est souvent écrit, la pauvreté de cet art telle que définie par Celant n’est pas vrai ment celle des matériaux employés par les artistes. C’est surtout une limitation des moyens autorisés pour la réalisation des œuvres (exit la peinture ou la photographie, la représentation trop mimétique des choses). Une contrainte ou une difficulté qui induit, pour la contrebalancer, la nécessité d’une so lide connaissance théorique de la part de l’artiste. Faire moins mais penser mieux : les œuvres de l’Arte Povera visent, formellement, la sobriété, voire la fra gilité, mais pour produire des significations com plexes – Less is more pourrait être le crédo du mou vement. Ainsi, Pier Paolo Calzolari se contente de congeler des objets de la vie quotidienne comme des matelas ou des échelles. Les matelas sont accro chés au mur, tels des peintures, simplement cou verts par des tubes réfrigérants. Une intervention minimale mais qui permet de composer un polyp tyque, presque une icône, à partir de peu, l’artiste sacralisant le monde de l’intimité de manière à la fois poétique, clinique et ironique.
L’Arte Povera revêt, on le comprend, un fort carac tère philosophique et humaniste : il s’agit de remettre l’homme (et la nature) au centre des préoccupations, Celant écrivant qu’« Il y a d’abord l’homme, puis le système, anciennement il en était ainsi. Aujourd’hui, la société produit et l’homme consomme ».
Ce renversement ambitieux des choses, Jannis Kounellis (artiste grec mais installé en Italie) le réalise en utilisant le feu pour réduire à l’état de cendre ou de charbon la laine brute, l’acier ou le bois, témoignant d’un intérêt pour la monstration du processus de création de l’œuvre et non seule ment pour le résultat fini – la dimension éphémère et performative est centrale chez bien des artistes associés au mouvement. Giovanni Anselmo pra tique, quant à lui, un art qui s’intéresse à l’énergie et aux interactions cachées de la nature (comme la gravité ou le magnétisme), que ses œuvres cherchent à révéler. Pour ce faire, il joue sur la ten sion de forces opposées en utilisant des matériaux bruts, comme dans sa laitue coincée dans un bloc de granit (Sans titre [granit, laitue, fil de cuivre], 1968) ou ses blocs de pierre suspendus en hauteur.
Dans l’installation 32 mq di mare circa (1967), le mé ridional Pino Pascali, originaire de Polignano a Mare, le long de l’Adriatique, utilise de l’eau véritable colo rée à l’aniline, qu’il place dans des vasques carrées en métal, agencées les unes aux autres pour former une vaste mosaïque à la rythmique élémentaire : la simplicité réside aussi dans l’aspect des œuvres, qui re cherchent un effet à travers une sorte de discrétion du geste, mais sans jamais négliger la séduction esthé tique. C’est ce qui éloigne l’Arte Povera du pur mini malisme ou du conceptualisme américains.
Mais les artistes italiens ne trouvent pas leurs ma tériaux que dans la nature, ils s’intéressent aussi aux rebuts et aux objets de la société de consom mation – tout en chargeant souvent leurs œuvres de références à la grande histoire de l’art : dans Venere degli stracci (1967), Michelangelo Pistoletto confronte des tas de chiffons colorés avec une re production en ciment recouverte de mica d’une Vénus antique, plaçant la statue immaculée de ma nière à ce qu’elle semble fouiller dans les haillons.
Il est clair que cet art de la retenue qu’est l’Arte Povera se situe plutôt du côté du classicisme dépouillé de Palladio (d’ailleurs cité dans une série de grandes impressions de Luciano Fabro intitulée Ogni ordine è contemporaneo d’ogni altro ordine, soit « Chaque ordre est contemporain de tous les autres ») que du ba roque plein d’effets du Bernin. À cet égard, si le pro gramme et les réalisations de l’Arte Povera peuvent paraître avant gardistes, parfois provocantes, voire absconses, il s’agit en fait d’un maillon logique du développement de la longue chaîne qu’est l’art ita lien. Métaphysique et physique à la fois, recherchant l’élégance et l’équilibre à travers le dépouillement et la pondération : ses principes étaient déjà à l’œuvre dans la grande peinture italienne de la Renaissance, de Masaccio à Raphaël en passant par Piero della Francesca. De leurs fresques et tableaux se dégageait une monumentalité intemporelle, complexe dans sa simplicité. Ces préceptes sont même une constante de la culture italienne au sens large, puisqu’on les identifie jusque dans la cuisine du Bel paese, qui n’est jamais aussi raffinée que quand elle est rustique et emploie des ingrédients pauvres mais de première qualité. On les ressent bien également dans la mode et le design italiens, racés et fonctionnels à la fois, ou encore dans les films des Néoréalistes et d’Antonioni.
C’est, en un sens, l’opposé de l’esthétique fran çaise, en vérité bien plus décorative que la sensibi lité italienne, qui est la fille aînée de la severitas ro maine et grecque. Là où la France produit Matisse et les Fauves, avec leurs visions colorées et déco ratives, l’Italie donne, au XXe siècle, le futurisme, l’art métaphysique avec De Chirico et, donc, l’Arte Povera. On se convaincra de cette différence fondamentale entre France et Italie en remarquant que l’équivalent chronologique et plastique de l’art pauvre au pays de Molière est le Nouveau ré alisme (avec Klein, Raysse, César, Arman, Spoerri etc.) : un art qui utilise lui aussi l’objet emprun té au monde quotidien mais de manière plus ba roque (qu’on pense aux tapisseries kitsch en po lyester de Spoerri, aux compressions colorées de voitures de César, aux effigies ingresques multico lores de Raysse), sans aucune recherche d’épure.
L’Arte Povera est un miroir de l’Italie d’après guerre et de ses contradictions : il annonce le dé but de la fin des Trente Glorieuses et de l’illusion du progrès promis par le libéralisme tout en utili sant les moyens les plus contemporains et froids de l’expression artistique pour prôner un retour vers l’humain, la nature et les forces cachées. Regardant vers le futur mais se nourrissant du passé, recher chant le concept tout en n’éludant pas la question du beau, il embrasse parfois trop large mais a su introduire – c’est l’un de ses mérites – la réflexion écologique dans l’art en Europe, ce qui explique en partie l’intérêt renouvelé que l’on porte au jourd’hui à cette singulière scène transalpine.