L’audace de l’effroi

Les dessins de Victor Hugo, sous une forme saisissante, expriment le même univers troublé, hanté, élémentaire et puissant, que celui du poète et du romancier. La même vision humaniste du chaos et du cosmos.Aux pieds de cet homme, une ville, qu’il semble dominer de bien plus haut que le Golgotha ne domineJérusalem. Comme si son supplice, voulu par des hommes, l’élevait décidément au-dessus d’eux. John Brown, puisque c’est le nom de ce Pendu, spectre torturé, sans visage, blanchi comme seront bientôt ses os, John Brown appartient au ciel. Le ciel luimême exhibe l’œuvre des assassins.John Brown était un abolitionniste de Virginie qui a tenté de délivrer des esclaves. Blessé dans une fusillade, c’est agonisant qu’il fut condamné, mourant qu’il fut pendu. Victor Hugo le raconte lui-même avec indignation. Et l’on sait que l’écrivain, ennemi fervent, constant et horrifié de la peine de mort, s’était rendu célèbre dès sa jeunesse par un récit intitulé Le dernier jour d’un condamné.Il paraît que son dessin rallia plus de gens à sa cause que n’avaient pu le faire ses textes. Cela voudrait-il dire que Victor Hugo fut plus grand peintre qu’écrivain ? Bien sûr que non, à moins que la grandeur d’une œuvre ne se mesure à son efficacité, et que l’on confonde la qualité esthétique avec la puissance de conviction morale. D’ailleurs, tout est relatif: la France officielle n’a entendu le cri de Victor Hugo que près d’un siècle après sa disparition. Quant à l’État de Virginie, celui de JohnBrown, c’est un des...

Les dessins de Victor Hugo, sous une forme saisissante, expriment le même univers troublé, hanté, élémentaire et puissant, que celui du poète et du romancier. La même vision humaniste du chaos et du cosmos.
Aux pieds de cet homme, une ville, qu’il semble dominer de bien plus haut que le Golgotha ne domineJérusalem. Comme si son supplice, voulu par des hommes, l’élevait décidément au-dessus d’eux. John Brown, puisque c’est le nom de ce Pendu, spectre torturé, sans visage, blanchi comme seront bientôt ses os, John Brown appartient au ciel. Le ciel luimême exhibe l’œuvre des assassins.John Brown était un abolitionniste de Virginie qui a tenté de délivrer des esclaves. Blessé dans une fusillade, c’est agonisant qu’il fut condamné, mourant qu’il fut pendu. Victor Hugo le raconte lui-même avec indignation. Et l’on sait que l’écrivain, ennemi fervent, constant et horrifié de la peine de mort, s’était rendu célèbre dès sa jeunesse par un récit intitulé Le dernier jour d’un condamné.Il paraît que son dessin rallia plus de gens à sa cause que n’avaient pu le faire ses textes. Cela voudrait-il dire que Victor Hugo fut plus grand peintre qu’écrivain ? Bien sûr que non, à moins que la grandeur d’une œuvre ne se mesure à son efficacité, et que l’on confonde la qualité esthétique avec la puissance de conviction morale. D’ailleurs, tout est relatif: la France officielle n’a entendu le cri de Victor Hugo que près d’un siècle après sa disparition. Quant à l’État de Virginie, celui de JohnBrown, c’est un des plus zélés à appliquer, aujourd’hui, la peine de mort…Quoi qu’il en soit, la grandeur de l’art ne se mesure pas à ses effets politiques ou moraux – du moins pas à ses effets immédiats et mesurables. La meilleure preuve ? Tel autre dessin du même Victor Hugo, représentant tout simplement une cheminée, est tout aussi puissant, tout aussi visionnaire, et presque aussi effrayant que le Pendu. Qu’il dessine une ville ou un pont, un château lointain ou un vaisseau dans l’orage, le style et la manière du poète cosmique se reconnaissent aisément: teintes brunâtres, formes estompées et spectrales, griffonnages violents, hachures abruptes, coulures inquiétantes, puissance à la fois estompée et brutale, perspectives vertigineuses, lumières noires.Tout cela peut s’expliquer par les moyens mis en œuvre: lavis bistre ou sépia, encre jetée au hasard par la plume d’oie, fusains, crayons gras, encre de Chine, allumettes en guise de pinceau… mais on s’en doute, ce n’est pas par hasard que Victor Hugo recourt à ces moyens-là. Ils lui permettent d’exprimer ce qui le hante: un univers obscur – même s’il croit à la lumière. Un univers toujours prêt à chavirer dans l’infini, diabolique ou divin. Un univers pris de vertige.

Le vertige: autant dire la modernité. Et souvent, on a salué en Victor Hugo dessinateur le précurseur des audaces du XXe siècle. André Breton, Max Ernst lui ont rendu hommage. Mais alors, si ses dessins nous paraissent si novateurs, comment se fait-il que nous nous reconnaissions malaisément dans ses poèmes, qui nous semblent souvent prisonniers d’un romantisme rhétorique et convenu ?À vrai dire, nous nous trompons sur le poète. Comme l’a remarquablement mis en évidence Florian Rodari – le commissaire de l’exposition de l’Hermitage – l’univers de l’écrivain Victor Hugo est hanté par autant de visions, secoué par autant d’audaces que son univers pictural. Florian Rodari évoque des vers du poème Dieu, qui ne sont pas moins angoissés ni surtout moins visionnairesque des dessins comme Le Pendu, Le Phare d’Eddystone, ou la Ville au bord d’une large étendue d’eau. On pourrait en dire autant d’innombrables autres vers hugoliens (sans parler de proses comme Les Travailleurs de la mer): La vision de Dante, Le Voyage de nuit (qui semble décrire le même vaisseau malmené par la tempête que le dessin Ma destinée)… Même la Tristesse d’Olympio: Quand notre âme en rêvant descend dans nos entrailles, Comptant dans notre coeur, qu’enfin la glace atteint, Comme on compte les morts sur un champ de batailles, Chaque douleur tombée et chaque songe éteint,Comme quelqu’un qui cherche en tenant une lampe, Loin des objets réels, loin du monde rieur,Elle arrive à pas lents par une obscure rampe Jusqu’au fond désolé du gouffre intérieur.

Ces deux quatrains, si nous voyons l’univers qu’ils décrivent, dressent une vision terrible, une vision qui littéralement nous retourne. L’espace intérieur, celui de l’esprit ou de l’âme, devient l’espace intime du corps, mais aussi l’espace immense et sanglant du champ de bataille, et l’espace encore plus immense d’un cosmos glacé; un espace irréel enfin, noyé de solitude et d’obscurité, où ne brille que la lampe incertaine de la conscience humaine. Les entrailles du corps deviennent celles de la terre et du ciel. Cette métamorphose de l’esprit en espace, cette réversion de l’être intérieur dans le cosmos des choses angoissantes, au sein d’un clairobscur habité par nos douleurs, n’est-ce pas cela même que nous font voir les dessins hugoliens ?Mais on considère souvent que malgré cette ressemblance, les dessins sont libres et nous laissent libres, tandis que les vers seraient corsetés, et nous emprisonneraient; que Victor Hugo dessinateur osait se moquer des conventions comme des traditions, ce qu’il n’aurait pas fait en poésie.Mais des règles de l’alexandrin, des contraintes de la rime, croit-on que le poète ne s’est pas moqué ? Ou du moins qu’il n’en a pas joué, avec la terrible aisance du démiurge, et qu’il ne les a pas pliées à ses impérieuses visions ? Ne nous y trompons pas: Victor Hugo n’est pas moins moderne dans ses textes que dans ses dessins.En outre – et ce n’est pas tout à fait la même chose – il n’est pas plus moderne dans ses dessins que dans ses textes. J’entends qu’il ne quitte pas volontairement ni joyeusement les formes du réel. Il ne réalise pas, à la plume et au lavis, des œuvres surréalistes avant la lettre: il ne dresse pas le rêve contre la réalité, ni ne privilégie l’inconscient au détriment de la conscience. Il ne prend pas son parti du vertige. Il ne s’installe pas dans l’impossible. Son audace est celle de l’effroi. Humaniste, il est fasciné mais épouvanté par le chaos. Car le chaos peut être grandiose et «moderne»; mais il peut être simplement atroce. Il est d’abord le mal et la souffrance. Il fait les belles tempêtes et les burgs fantomatiques ? Oui, mais c’est aussi lui qui suspend au gibet l’innocent supplicié.

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