Illuminant aujourd’hui chaque coin de rue, chaque maison, chaque bureau, la lampe est devenue si banale qu’elle semblerait presque dénuée d’intérêt. Et pourtant ! L’éclairage et ses différents supports constituent un critère primordial quand il s’agit d’appréhender les sociétés et les mondes qui nous ont précédés et formés.
Dès la préhistoire, assis près du feu, l’homme distingue les bois les plus aptes à l’éclairage. En jetant les restes de ses repas dans ce même feu, il remarque aussi les propriétés éclairantes des graisses animales. Les torches, les tisons puis les lampes à suif, étaient nés.
Ces techniques originelles, immuables, sont encore utilisées aujourd’hui par un certain nombre de populations dont l’environnement ou les moyens économiques ne leur permettent pas d’accéder à des formes plus évoluées d’éclairage – près d’un quart des habitants de la planète ne bénéficie pas de l’électricité.
Il est également intéressant de constater la fréquence à laquelle nos ancêtres sont retournés à ces techniques sommaires à chaque moment de l’histoire où l’appauvrissement ou l’isolement d’une société ont rendu impossible l’accès à des combustibles plus performants. Dans les milieux urbains, ce phénomène est observé lors de la chute de l’Empire romain, à plusieurs reprises durant et après le Moyen Âge, mais aussi lors des grandes guerres du XIXe et du XXe siècle, lorsque bon nombre d’ateliers et d’usines s’éclairaient au lard rance ! Les milieux ruraux alpins ont également utilisé le bois et le suif jusqu’au XXe siècle.
La plus grande découverte de l’homme en matière de combustible naturel est, sans aucun doute, celle de l’huile d’olive. Ses qualités exceptionnelles font qu’elle ne sera surclassée qu’au XIXe siècle par les combustibles raffinés. La consistance liquide de l’huile entraîne la création de la forme définitive de la lampe, soit une coupelle de terre cuite au réservoir concave, muni d’un bec servant d’assise à la mèche. Grâce aux Phéniciens, puis aux Grecs, ce type de luminaire conquiert rapidement l’ensemble du bassin méditerranéen ainsi que la Mer Noire.
Cette découverte entraîne aussi une révolution économique majeure, une véritable mondialisation en tous points semblable à celle que nous connaissons aujourd’hui. L’adoption de la technique du moulage à l’époque hellénistique et son utilisation massive dès l’avènement de l’Empire romain permettent désormais à des manufactures, que l’on peut sans hésiter qualifier d’industrielles, de produire en série des quantités impressionnantes de lampes qui, comme l’huile, sont exportées dans toutes les provinces de l’Empire.
Ainsi, des consommateurs vivant à des milliers de kilomètres des régions à culture oléicole s’éclairent avec la meilleure des lumières possible. Dans plusieurs sites archéologiques, on a pu constater qu’en moins d’une génération, la proportion de lampes locales et de lampes importées, souvent produites à des milliers de kilomètres de leur lieu d’utilisation, se retrouve diamétralement inversée.
L’autre combustible d’excellence est la cire d’abeille, seule matière naturelle dont le pouvoir éclairant puisse rivaliser avec celui de l’huile d’olive, ce qui en fait un matériau aussi onéreux que recherché.
Les élites des civilisations minoennes ou étrusques s’éclairaient déjà principalement à la cire. Au Moyen Âge, la cire s’impose comme l’apanage des seigneurs et de l’Église. Elle est aussi utilisée pour couler les bronzes les plus précieux et confectionner les sceaux des administrations. En outre, son approvisionnement est à l’origine du plus fantastique réseau d’échanges est-ouest de l’époque, allant de l’Espagne à Novgorod et à Bakou et de la Grande-Bretagne à Bagdad. À noter que la bougie tire son nom de Béjaïa, port d’Algérie, par lequel transitaient des quantités impressionnantes de cire.
Pour assister aux premières tentatives d’amélioration de la qualité de l’éclairage, il faut attendre la Renaissance, les recherches de Léonard de Vinci et de Jérôme Cardan, puis le siècle des Lumières, avec la lampe à double courant d’air, une découverte géniale du Genevois Ami Argand.
Ensuite, après plus de vingt millénaires de quasi-immobilisme dans le domaine, on assiste à une succession effrénée de techniques nouvelles, sans cesse plus performantes, avec, bien sûr, des luminaires dont les formes et les caractéristiques évoluent en symbiose avec les nouveaux combustibles. Lampes à pétrole, à essence, à acétylène, puis à gaz viennent éclairer les maisons et les rues des pays les plus développés.
La dernière grande révolution de l’éclairage est l’apparition de la «fée électricité», dont les débuts furent très aléatoires. Les découvertes géniales, de Volta (l’arc voltaïque), d’Edison (l’ampoule) et de leurs successeurs, renforcent la crédibilité de la nouvelle énergie, ce qui aboutira à une compétition sans merci entre les grands producteurs des différents systèmes d’éclairage.
Il s’agit d’une épopée industrielle comme l’histoire en compte peu, par les acteurs en présence, les sommes colossales mises en jeu, la surenchère de la recherche et la médiatisation de ses réussites. De même, la société dans son ensemble s’intéressa rarement autant et d’aussi près à l’évolution des techniques. À la fin de la Première Guerre mondiale, l’électricité a défait tous ses adversaires. La flamme et sa poésie ne sont plus. Place au filament incandescent, puis au néon, à l’halogène et aux leds… Comme le dit Gaston Bachelard, dans La flamme d’une chandelle, en 1961: «Nous sommes entrés dans l’ère de la lumière administrée. Notre seul rôle est de tourner un commutateur. Nous ne sommes plus que le sujet mécanique d’un geste mécanique. Nous ne pouvons pas profiter de cet acte pour nous constituer, en un orgueil légitime, comme le sujet du verbe allumer.»
La lumière et les religions
La symbolique de la lumière occupe une place importante dans toutes les religions, la lampe jouant le rôle de trait d’union entre l’homme et le divin. Ainsi, le judaïsme est symbolisé par la menorah, le luminaire à sept branches, chacune portant une lampe. Dans le Temple de Jérusalem, ce «chandelier» faisait face à l’Arche d’Alliance. Un autre luminaire, à huit becs, est employé pour la Fête de la Lumière (Hanoucca). Instituée en 165 av. J.-C. par Judas Maccabée, elle commémore la purification du Temple profané par les Grecs Séleucides.
Chez les chrétiens aussi, la lampe et sa lumière sont des symboles incontournables. Si bien que, très tôt, les communautés se livrent à une véritable compétition pour le nombre et la qualité des luminaires ornant leurs églises, à tel point que les coûts liés à l’éclairage dépassent de loin toutes les autres dépenses du clergé. Pour lutter contre l’endettement des paroisses, les évêques et même les autorités civiles réglementent systématiquement le nombre de lampes en service, selon les jours ordinaires, les dimanches et les jours de fête. L’allumage de l’ensemble des luminaires d’un lieu de culte fut réservé au jour de Pâques.
Particulièrement remarquables sont, dans les églises byzantines, les lampes de verre que l’on suspend près de l’autel, seules ou groupées en couronne (lustres de bronze).
Dans le protestantisme, qui se présente pourtant comme la lumière succédant aux ténèbres, il n’y a guère de place pour le luminaire, les Réformateurs l’associant aux fastes de l’Église catholique et au culte des saints. C’est pourquoi, quand l’église de la Madeleine à Genève tomba aux mains des protestants, les lampes en terre cuite qui s’y trouvaient furent évacuées. Mais on se garda bien de les détruire. Elles furent ensevelies avec soin à proximité de l’édifice, là où les archéologues les retrouvèrent en 1910.
Quant à la position de l’islam sur le sujet, le Coran est très clair: «Allah est la lumière des cieux et de la terre. Sa lumière est semblable à une niche où se trouve une lampe. La lampe est dans un récipient de cristal et celui-ci ressemble à un astre de grand éclat.» (Sourate 24, verset 35)
L’hégémonie musulmane, qui s’impose jusqu’en Asie centrale, puis en Inde septentrionale, s’accompagne dans toutes ces régions de la promotion, puis de l’adoption des formes classiques du luminaire sacré, notamment les lustres porte-coupelles et aussi les lampes individuelles de verre, telles qu’on en voyait à Byzance.
Si l’on en vient maintenant au bouddhisme, on rappellera que son fondateur est souvent nommé Dipankara, c’est-à-dire celui qui façonne la lampe, celle-ci correspondant à la Vision supérieure (vipa syanaa). Dans les temples bouddhistes, les luminaires sacrés brûlent toute l’année.
La soukounda népalaise, alimentée au beurre de yack, est probablement la plus fascinante des lampes sacrées. Chaque détail du luminaire relate le mythe fondateur du culte local: son anse représente les corps entrelacés des serpents qui infestaient le lac comblé par Bouddha pour créer la vallée de Katmandou. Des eaux, il ne sauva qu’un lotus, aux mille pétales. Sur la lampe proprement dite, figure le dieu éléphant Ganesh, monté sur un attelage tiré par des rats, (qui se reposent en mangeant des gâteaux). Ganesh, le messager des dieux, se tient prêt désormais à recevoir les prières des hommes, quand la lampe sera allumée.
En Inde, la flamme de la lampe rituelle (deepa), passe pour provenir d’une seule et unique lumière, la lumière originelle, divinité suprême. La lampe, elle, se trouve personnifiée par Lakshmi, déesse de la beauté, du bonheur et de la chance, par opposition à sa sœur en négatif, Alakhsmi. C’est la première nommée qui sert d’intermédiaire entre les adorateurs et les autres dieux. Elle est souvent représentée en train de sortir du lotus, plante de la pureté, tandis que deux éléphants, symboles de fécondité, l’aspergent.