D’octobre à fin décembre, Artpassions La Galerie, en collaboration avec la Galerie T&L, consacre une exposition mêlant tableaux, aquarelles et dessins à l’artiste italien Leonardo Cremonini (1925-2010), grand peintre de la deuxième moitié du XXe siècle. Un hommage à l’artiste, à l’occasion du centenaire de sa naissance, mais aussi aux deux expositions genevoises que lui consacra la galerie Jan Krugier.


Le 26 novembre 1925, il y a cent ans, naissait à Bologne Leonardo Cremonini. Actif à partir de la fin des années quarante, et choisissant la figuration à une époque qui ne jurait presque que par l’abstraction, celui qui étudia les arts à l’Académie de Brera à Milan, connut un succès immédiat qui porta sa peinture à la notoriété aux États-Unis et, surtout, en France, où il s’installa dès 1951 – à Paris naturellement. Il passa sa vie entre la France et l’Italie, où cet amant de la mer multiplia les séjours de travail à Ischia, en Bretagne, à Trouville ou à Panarea, île qu’il fut le premier à découvrir et qui devint, grâce à lui, un haut-lieu de retrouvailles pour l’intelligentsia européenne. Il était admiré des intellectuels français et italiens – comme Moravia, Calvino, Buzzati, Eco, Althusser, Butor ou Debray – qui décelèrent dans sa peinture un miroir auquel affronter leurs plumes et leurs théories sur l’art et l’être-au-monde moderne. Cremonini a peint une œuvre insolite, pleinement de son époque, grâce à ses couleurs quasiment pop et les miroirs ou fauteuils typiques des années soixante qu’il intégrait à ses tableaux, tout en restant soigneusement en dehors des mouvements, modes ou groupement d’artistes. Remis à l’honneur depuis une dizaine d’années par les galeries et les musées, son art apparaît aujourd’hui comme un apport fondamental à la peinture européenne d’après-guerre.Pour rendre hommage à l’artiste, alors que des expositions muséales s’apprêtent à ouvrir leurs portes à la pinacothèque de Città di Castello en Italie et, l’année prochaine, aux musées Lambinet et Richaud à Versailles, l’exposition de Genève confronte ses petits formats – tableaux, dessins et aquarelles, qui ont tenu une grande importance dans son œuvre, à quelques toiles de plus grandes dimensions. Preuve en est du statut à part de cette partie de son travail, Cremonini, qui a toujours été obsédé par les cadrages et la question du format, tint à consacrer aux petits formats peints une de ses plus importantes monographies, publiée par Skira au milieu des années quatre-vingt-dix. Elle est aussi épaisse que celle dédiée à ses plus grands tableaux, parue quelques années plus tôt.Cremonini a été défini par Moravia comme le peintre par excellence de l’existentialisme. Sur les bords d’une Méditerranée toujours calme et estivale, il représente les scènes typiques de la Dolce vita italienne. Baigneurs parmi les rochers, enfants jouant sous les parasols, femmes bronzant au soleil, habits abandonnés sur des chaises longues et maillots que l’on fait sécher au vent.



Autrement, il campe ses scènes dans des intérieurs suaves où l’architecture joue un grand rôle, les personnages se retrouvant confinés entre montants, portes et fenêtres, dédoublés par des miroirs, décalés par des jeux de verticales et d’horizontales qui complexifient l’espace, l’ouvrant et le confinant à la fois. Les titres donnés par l’artiste à ses œuvres soulignent souvent ces ouvertures, ces jeux d’allerretour entre le tableau et la réalité, entre la fiction et le vrai, entre le dedans et le dehors – entre l’étant et l’être pour parler en termes plus philosophiques : Cremonini nous emmène ainsi à travers ses Parenthèses de l’eau, ses Écrans du soleil, ses Plafonds de la plage ou encore ses Entraves entrouvertes.Dans les petits formats peints à l’huile, il explore les mêmes sujets que dans ses tableaux mais en donnant plus d’importance à l’espace, à la circulation de l’air, à la simplification du décor, allant parfois jusqu’à supprimer la figure humaine – afin de mieux la convoquer par des subterfuges. C’est le cas dans Les voiles du désir (1971), où les sousvêtements féminins colorés, suspendus au vent qui les gonfle sur des pinces à linge, créent une courbe sensuelle qui répond à l’horizontalité vide et un peu inquiétante de la mer. Cette dichotomie, ce jeu d’opposition, transforme une vision qui pourrait n’être qu’anecdotique en une mise en scène signifiante. Par les stratagèmes qui sont les siens, Cremonini parvient à transmuer des «petits riens», observés à la dérobée quasiment comme un voyeur, en de vraies histoires, qui nous parlent d’affects tels que la mélancolie, l’abandon, le désir, l’incompréhension, la solitude ou la plénitude. Un doux parfum métaphysique émane de ces compositions où l’horizon de la mer plate, nébuleuse et profonde nous oblige à plonger dans la dimension du souvenir, de la remémoration, voire de la nostalgie. Comme avec ses miroirs, ses hors-champs et ses verticales qui coupent en deux une scène, même le temps devient incertain chez Cremonini.


Regarde-t-on une scène réelle, un souvenir, un rêve? Observe-t-on le présent ou bien le passé ?Une catégorie mérite une mention à part dans l’œuvre de l’artiste italien : celle constituée parl’aquarelle. Cremonini commence à la pratiquer au cours des années soixante et elle prend de plus en plus de place dans son travail à partir de la décennie suivante. Cette technique est similaire à la peinture à l’huile puisqu’elle permet la couleur, mais par rapport à celle-ci elle ajoute la légèreté d’une touche liquide, parfaite pour dé- peindre l’atmosphère embuée, presque en suspension, de ces bords de mers méditerranéens et de ces scènes d’intérieur délicatement érotiques qui sont les sujets favoris de l’artiste. Relevant du deuxième thème, l’une des plus anciennes aquarelles de Cremonini se nomme Corps se déshabillant, datée de 1963. Alors que dans les tableaux, c’est la ligne qui organise la composition, ici tout naît de la touche colorée : les taches roses, comme des auréoles poreuses, donnent naissance à la figure féminine, à son bras droit, empêtré dans cet habit qu’elle enlève et qui révèle son anatomie. C’est à partir de cette nébuleuse d’étoiles, de ces efflorescences salines, de ces concrétions spongieuses déposées sur la surface transparente du papier que Cremonini a bâti sa figure et lui a donné des jambes, des bras, un ventre, un sexe. La maîtrise technique du peintre s’y donne à voir dans toute sa virtuosité, qui faisait l’admiration, rien moins, que de Francis Bacon.Cremonini a exposé deux fois à Genève, à la fameuse galerie de Jan Krugier, en 1975 et en 1996. La dernière exposition était justement consacrée aux petits formats. Dans le texte publié à l’occasion, Cremonini répondait à Régis Debray, qui l’interrogeait sur la spécificité de ces œuvres, affirmant: « Le travail du petit tableau ou de l’aquarelle est animé souvent au départ par une perception plus directe du visible. Dans les autres tableaux, elle produit un espace physique et mental, où la rigueur et l’imaginaire deviennent peut-être plus complexes ou labyrinthiques. Ici, les rapports avec la perception, sinon du visible (…) sont plus crus, plus essentiels et concentrés. » Confrontées à des tableaux plus « complexes et labyrinthiques» comme Cache-cache (1965-1966), plusieurs des œuvres essentielles et concentrées qui avaient figuré dans les expositions de Krugier seront, occasion unique, une nouvelle fois visibles du public genevois à partir d’octobre.