Délicieusement subversives, teintées d’humour et d’érotisme, les créations de la plus excentrique des couturières de l’entre-deuxguerres ont les honneurs du musée des Arts Décoratifs de Paris. Shocking!
Je ne connais Schiap que par ouï-dire. Je ne l’ai vue que dans un miroir. Pour moi, elle représente quelque chose comme la cinquième dimension ». L’auteur de ces lignes n’est autre que la grande créatrice de mode d’origine italienne Elsa Schiaparelli (1890-1973) brossant, dans un style onirique et un brin schizophrénique, son autobiographie. De drôles de fées semblent, il est vrai, s’être penchées sur le berceau de cette petite flle issue d’une famille d’aristocrates, universitaires ou lettrés, peu enclins à cerner les contours de sa personnalité fantasque. Celle qui, enfant, se jugeait laide au point de semer des graines dans son visage pour y faire pousser des feurs (!), caresse dans un premier temps le rêve de devenir écrivaine. Hélas, ses poèmes érotiques n’ont pas l’heur de plaire à sa famille, qui l’envoie illico au couvent!
Sa liberté, elle ira donc la chercher dans ce triangle des avant-gardes que sont, à l’aube du XXe siècle, Londres, Paris et New York. Délestée d’un mari volage (qui lui préfère la danseuse américaine Isadora Duncan), Elsa Schiaparelli se retrouve soudain mère célibataire… et désargentée! Ironie du sort, elle croise sur son chemin une soeur d’in-fortune, Gabriële Bufet-Picabia, tout juste divorcée du peintre français Francis Picabia. La jeune femme va non seulement lui ouvrir les portes de la scène artistique new-yorkaise (elle y croise le photographe Man Ray et le plasticien dadaïste Marcel Duchamp), mais lui présenter aussi celui qui deviendra son mentor : le couturier Paul Poiret.
Mais c’est véritablement de l’autre côté de l’Atlantique qu’Elsa Schiaparelli va donner la pleine me-sure de son talent et de sa folle créativité. Dans son petit appartement de la rue de l’Université, dans le VIIe arrondissement de Paris, celle qui ne se défnit pas encore comme une « couturière inspirée» a alors une idée de génie: créer des sweaters tricotés à la main avec de grands noeuds en trompe-l’oeil, dont la modernité laisse pantois. Le style «Schiaparelli» est en marche! Le succès sans précédent de ce modèle sophistiqué et confortable tout à la fois incite d’emblée Charles Khan, le visionnaire directeur des Galeries Lafayette, à investir dans l’entreprise créée par Elsa. Faciles à porter et chics tout à la fois, ses créations vont bientôt conquérir le coeur des femmes éprises de sport, de luxe et de liberté…
Il serait toutefois infniment réducteur d’enfermer Elsa Schiaparelli dans son statut de créatrice de mode, si talentueuse fût-elle. Comme l’illustre avec panache l’exposition du musée des Arts Décoratifs (dont l’envoûtante scénographie est signée Nathalie Crinière), elle fut avant tout une styliste au génie protéiforme, dont le caractère fantasque dissimulait un sens aigu du marketing et de l’innovation. Parmi ses nombreux titres de gloire, ne lui doit-on pas l’introduction de la jupeculotte dans la garde-robe féminine, le détournement de la fermeture éclair en élément décoratif, et l’utilisation de ce rose fuchsia auquel elle se plut à accoler l’épithète de shocking ? « La couleur, elle, me sautait aux yeux. Brillante, impossible, impudente, seyante, pleine de vie, comme la lumière, les oiseaux, et les poissons du monde assemblés, une couleur de Chine et de Pérou, mais pas occidentale, une couleur shocking pure, intense », confessera-t-elle dans son autobiographie.
C’est d’ailleurs sous ce nom que la créatrice lancera en 1936 son premier parfum, fragrance sensuelle et capiteuse enfermée dans un facon dessiné par l’artiste surréaliste Leonor Fini, qui s’inspira directement des formes voluptueuses du sex-symbol hollywoodien Mae West…
Anticonformiste autant que perfectionniste, femme d’images et femme d’afaires comptant parmi ses clientes actrices de cinéma et têtes couronnées (d’Arletty à Wallis Simpson, en passant par Lauren Bacall, Greta Garbo et Marlène Dietrich), Elsa Schiaparelli ne se sentait cependant jamais aussi heureuse que lorsqu’elle fréquentait les artistes et les écrivains. Ne se considérait-elle pas comme leur partenaire, leur égale, leur complice? «Travailler avec des artistes tels que Bébé Bérard, Jean Cocteau, Salvador Dali, Vertès et Van Dongen, avec des photographes comme Hoyningen-Huene, Horst, Cecil Beaton et Man Ray, avait quelque chose d’exaltant. On se sentait aidé, encouragé, au-delà de la réalité matérielle et ennuyeuse qu’est la fabrication d’une robe à vendre», se souviendra avec émotion la créatrice.
De ces compagnonnages féconds et afectueux naîtront des chefs-d’oeuvre de poésie et d’humour, dont ce tailleur à « poches tiroirs », cette robe homard, cette robe squelette, et cette robe à déchirures, tous nés de sa collaboration avec Dali. On devine en efet chez les deux artistes la même pro-pension à fuir le réel pour inventer un monde étrange et onirique, peuplé de créatures inquiétantes à l’érotisme difus… Mais c’est incontestablement le chapeau soulier qui frappera davantage encore les esprits par son caractère provocateur et fétichiste à souhait. Peu de clientes, il est vrai, eurent l’audace de le porter, quelque peu efrayées par le caractère phallique et menaçant de son talon pointé vers le ciel…
Adepte des détournements et des cadavres exquis, chef d’orchestre réglant dans les moindres détails les lumières et les chorégraphies de chacun de ses déflés, Elsa Schiaparelli ne cessera d’inspirer les jeunes créateurs par ses audaces chromatiques et son sens de la provocation. D’Yves Saint Laurent à John Galliano, en passant par Christian Lacroix et Daniel Roseberry (qui a repris la direction artistique de la Maison depuis 2019), nombreux, en efet, sont ceux qui ont revendiqué l’héritage de celle qui concevait la mode comme un art total, au même titre que l’architecture, la peinture ou la poésie.