Orchestrée par Lucienne Peiry, qui dirigea la Collection de l’Art Brut de Lausanne de 2001 à 2011, une passionnante exposition met en lumière quatorze de ces créateurs des marges qui entretiennent avec les puissances de l’au-delà (divinités ou défunts) une relation intime et sensorielle. Exposées dans ce haut lieu spirituel qu’est le Musée International de la Réforme, leurs œuvres singulières sont éblouissantes.
L’un des grands malaises de notre so- ciété est d’avoir totalement séparé l’ordre du rationnel et l’ordre du poétique », analysait en 1988 le grand anthropologue Claude Lévi-Strauss. C’était oublier ces créateurs de l’ombre qui, souvent re- clus dans la solitude, la folie ou la douleur, ont donné forme à leur vie intérieure à travers des œuvres dont les supports comme les langages es- thétiques sont souvent aux antipodes des mo- dèles et canons enseignés dans les écoles d’art. « Art Brut » fut ainsi le terme forgé en 1945 par le peintre Jean Dubuffet pour désigner les produc- tions de ces personnes exemptes de toute éducation artistique et dont les créations échappaient à toute norme culturelle. L’artiste français se mit alors à constituer avec ferveur une vaste collection d’œuvres créées par des pensionnaires d’hôpitaux psychiatriques, des détenus, ou des personnes so- litaires et réprouvées par la société, donnant nais- sance à ce qui deviendra La Collection de l’Art Brut de Lausanne …
UNE QUÊTE MÉTAPHYSIQUE ET SPIRITUELLE
En accueillant sur ses cimaises quatorze de ces « créatrices et créateurs des marges » (huit hommes, six femmes), le Musée International de la Réforme (ou MIR) interroge ainsi le lien intime et sensoriel qui les relie aux puissances mystiques de l’au-de- là. Originaires de douze pays différents (du Ghana à la Chine, en passant par la France, la Pologne, la Suisse et les États-Unis), tous partagent à travers leurs œuvres foisonnantes et oniriques la même quête métaphysique et spirituelle. Fidèle à sa vo- cation qui fait de la rencontre interreligieuse et in- terculturelle un principe fondateur, le MIR invite ainsi le visiteur à se délester de ses grilles de lecture traditionnelles pour appréhender cette autre façon de penser la frontière qui sépare le monde réel du monde invisible.
« Il n’y a pas de religion de l’Art Brut. L’au-delà lui sert ici de fil conducteur. Monde des ancêtres, uni- vers prophétiques, destination de l’après-vie, géo- graphie parallèle. Olympe de figures sacrées, enfer, paradis… l’au-delà définit sous plusieurs formes l’ho- rizon de cette exposition au Musée International de la Réforme, où l’on cherchera en vain des expressions protestantes et calvinistes, quand bien même des fi- gures christiques ou des épisodes bibliques y appa- raissent à plusieurs reprises », souligne ainsi avec pertinence Gabriel de Montmollin, le directeur du MIR.
Il est en effet troublant de constater combien, sé- parés par des milliers de kilomètres et appartenant à des horizons culturels on ne peut plus dissem- blables les uns des autres, ces créateurs partagent bien des obsessions communes qu’ils jettent avec frénésie sur les supports les plus variés : morceau de carton, feuille de papier, pièce de tissu…
Sélectionnés par l’œil expert de Lucienne Peiry, éminente spécialiste de l’Art Brut, cet aréopage d’« artistes » – qui se refusent cependant à se re- vendiquer comme tels – ont ainsi des allures de passeurs magnifiques qui font exploser les codes et les frontières pour transcrire à vif leurs déchirures, leurs rêves et leurs blessures.
Ignorant les diktats du marché de l’art, ces autodi- dactes n’éprouvent ainsi nul besoin d’exposer leurs travaux, encore moins de les vendre. Leur création demeure du domaine privé, et bien de leurs œuvres seraient demeurées secrètes si par un coup du hasard une personne bien intentionnée ne les avait découvertes et sauvées de l’oubli, voire de la destruction !
Rendons ainsi grâce aux théoriciens et collec- tionneurs de l’Art Brut qui, dans le sillage de Jean Dubuffet, ont su déceler le génie grandiose de ces ar- tistes visionnaires et traversés par le souffle de l’ins- piration « Chacun et chacune donne libre cours à ses extravagances, à ses fantasmes, ses dérives. Souvent, ils et elles se sentent en lien avec des entités spirituelles ou des puissances supérieures, auxquelles ils et elles aban- donnent la totalité ou une partie de la paternité de leurs œuvres. Autrement dit, plusieurs d’entre elles ou d’entre eux se présentent comme les vecteurs de forces excep- tionnelles, des agents reliés à des défunts, des saints, des apôtres ou des dieux », explique ainsi Lucienne Peyri.
APOCALYPSES OU VISIONS CÉLESTES
Retranchés dans la solitude d’une cellule asilaire, d’une chambre d’hôpital, d’une cabane, d’une cave ou d’un grenier, ces arpenteurs de l’invisible entrent alors parfois dans les spasmes de la transe pour dialoguer avec les défunts ou s’abandonner à la puissance de forces occultes. Point de hasard si leurs coups de pinceau, leurs points de broderie ou leurs tracés graphiques ont parfois l’allure d’apocalypses ou de déflagrations !
Ainsi, comment ne pas être saisi d’émotion devant ces cohortes d’ancêtres à la face sépulcrale et aux pru- nelles exorbitées de l’artiste balinaise Ni Tanjung (1930-2020) qui composent un théâtre de l’effroi à nul autre pareil? Semblent leur répondre les créatures inquiétantes et chimériques que l’artiste chinoise Guo Fengyi (1942-2010) couchait sur de longs rouleaux de papier pour exorciser ses souffrances. Marquée par plusieurs drames personnels, Anna Zemankova (1908-1986) réalisa, quant à elle, au cours des vingt- cinq dernières années de sa vie plusieurs milliers de dessins peuplés de forme hybrides mêlant l’animal et le végétal, d’une troublante sensualité. Davantage marginale et iconoclaste, la Française Jeanne Tripier (1869-1944) – qui fut internée de soixante-cinq ans jusqu’à sa mort à l’asile de Maison-Blanche, dans la région parisienne – travaillait aussi bien au pinceau qu’avec les doigts. Elle réalisa ainsi de flamboyants « clichés atmosphériques » et « nappes de couleurs » à la lisière de l’abstraction qu’elle utilisait comme « tables de voyance ».
Des « écritures énigmatiques » de l’Afro-Américain John B. Murray (qui se disait en relation directe avec Dieu), aux figures christiques dessinées à la mine du plomb du Polonais Edmund Monsiel, en pas- sant par les diagrammes prophétiques du Genevois Henry Dunant, la quête de ces artistes torturés s’ap- parente souvent à un douloureux Chemin de croix. Habité par des rêves et des visions, le Ghanéen Ataa Oko (1919-2012) a laissé, quant à lui, quelque trois mille dessins faisant référence à son ancienne activité de sculpteur de cercueils. Nul doute qu’André Breton eût goûté la puissance cathartique de ses créatures chimériques, à la frontière du monstrueux…