Le monde de l’art l’a surnommé « le prodige polonais ». Du dessin au design, du geste brut à la précision ultime, son œuvre est d’une richesse inouïe. Artpassions tourne son projecteur vers le travail d’un surdoué inclassable.
On aurait besoin d’un guide – de voyage ou de musée –, pour visi-ter son univers tant les paysages sont variés : peinture sur le motif, typographie, affichisme, puzzles numériques, brosse épaisse ou détails infinis : Jan Bajtlik, né en 1989, a pour seul principe la force plastique. Lorsque qu’on lui demande si l’un de ses modes d’expression l’incarne plus que les autres, l’artiste répond : « Aucun style en soi n’est vraiment moi… ou bien ils le sont tous. Disons que j’ai beaucoup de mains. » Et de confesser que son mot français préféré est : polyvalent.
Si son langage pictural s’avère foisonnant, c’est que Jan s’est nourri de mille influences. À com-mencer par Picasso et Matisse, dont le jeu entre antiquité et modernité rejaillit lorsque Bajtlik re-garde… des minotaures ou des amphores. Sur fond crème ou bleu Klein, son trait noir ou blanc ressuscite la pureté des maîtres fondateurs – avec cette pointe de concept qui dépasse l’hommage, et nous parle d’aujourd’hui. Mais malgré ces évi-dences, le peintre aime à se dérober : « Matisse et Picasso, mes modèles ? Ce serait trop cliché de le proclamer. D’autant qu’ils m’habitent pour des raisons personnelles. Quand j’étais petit, je n’avais pas de livres pour enfants. Mes parents m’ont édu-qué avec des catalogues de musées, dont ceux de Matisse… et Picasso. Mon père disait : Vois ce qu’était la peinture académique du XIXe siècle, et rends-toi compte de ce qu’ils ont inventé en par-tant de là ! » À l’instar de ces géants, l’enfant de-venu grand s’enivrera lui aussi d’art grec, perse ou byzantin, traduisant d’ancestraux motifs en rêves cubistes, scrutant « l’énergie folle à travers une simple ligne ».
Ce n’est pas un hasard, de fait, si l’on songe aussi à Keith Haring lorsque Bajtlik combine mythologie et street art, livrant sa lecture du mythe de Thésée, où l’abstraction du labyrinthe révèle par le détour du géométrique, entre forme et contre-forme, un récit tauromachique universel. Même si là en-core, le Polonais esquive les références trop faciles : « Keith Haring est génial, son alphabet pour dé-crire le monde m’a alimenté, mais il garde un côté prédictible. J’apprends davantage en observant les graffiti dans la rue. Ou la calligraphie japonaise, pour sa rapidité et la corporalité de son geste. » Quant à la montagne dont l’artiste s’est épris, est-ce pour ses vastes « toiles vierges » qu’il explore à ski et en parapente, depuis Chamonix où il s’est installé ? « Le vrai parallèle entre les sports ex-trêmes et la peinture, explique Bajtlik, c’est l’ac-cident. Lorsque je peins, j’ai une vision de départ. Mais tout peut changer. Comme en montagne, il faut savoir jouer avec l’imprévu. Car la surprise est précieuse ». Au nom de la surprise, l’édition polonaise de Vogue a offert au prodige de dessi-ner sa dernière couverture : habituée aux objectifs des stars de la photo, la supermodel Anja Rubik s’y révèle en puzzle explosif. La puissance du tra-cé noir, digne de Gruau, réveille une sensualité et une féminité inédites. Mais a-t-on le droit de citer René Gruau ? « Je ne suis pas intéressé par le des-sin de mode, prévient Bajtlik. Les aquarelles à la Lagerfeld, ce n’est pas du tout mon truc. Ce qui m’a animé, dans cette couverture, c’est l’idée de dessin minimal, de raconter une vie… à partir de ce minimalisme ».
Et pourtant, le prophète du dessin minimal sait aussi, avec l’outil adapté, graver des espaces in-finiment détaillés. Animapolis, sa ville utopique conçue pour s’imprimer en mille couleurs sur un foulard Hermès, imagine un dragon assis sur le Palais de la culture de Varsovie, à côté d’une pan-thère perchée sur le Kremlin, à deux pas d’un au-guste toucan, de griffons, de gargouilles ; sans ou-blier Pégase ni ses frères équestres, qui sillonnent ce monde merveilleux. À l’affût de la création contemporaine, le sellier à la boîte orange a été inspiré d’intégrer Bajtlik à son écurie de designers : au-delà de ses iconiques carrés, l’esprit de l’artiste polonais a fait naître de sublimes courtepointes, des pièces de céramique, des jeux de cartes, d’élé-gants coussins – des peluches, même. Fasciné par le graphisme polonais des années soixante, le des-sinateur n’hésite pas, cette fois-ci, à invoquer ses héros : « Matisse, Hockney ou Picasso créaient des œuvres à reproduire comme des pièces uniques, des paquets de cigarettes, des couvertures de livres, des scénographies, sans se dénaturer. » Du côté d’Hermès, c’est l’idée de commande mêlée à une ex-trême liberté qui l’a passionné. Et les artisans de la marque parisienne : « Leurs ateliers sont mer-veilleux. Ils savent tout faire. Ce sont des amou-reux du beau. Et ce que je crée pour Hermès a dé-sormais une influence sur moi : c’est merveilleux, quand le design et l’œuvre la plus personnelle se rencontrent. »
Depuis toujours, les artistes ont profité de com-mandes pour exprimer le fond de leur âme. Bajtlik le sait, qui n’hésite pas à réinterpréter le passé pour parler de lui-même. La Dame à la licorne, chef-d’œuvre de tapisserie exposée au musée de Cluny, lui a inspiré une aquarelle que n’aurait pas reniée Christian Bérard, où la palette gothique se convertit en orage punk, et la fixité médiévale en pul-sation impressionniste. Lorsqu’il se tourne vers l’Éléonore de Tolède de Bronzino, Bajtlik troque ce-pendant son pinceau contre des crayons, afin de se concentrer sur le motif de la robe et la mélan-colie du modèle. « En contemplant cette femme, se souvient-il, j’oubliais la peinture. Je l’imaginais se tenir face à moi vivante. Son costume est deve-nu un gribouillage car le point central était son es-prit ». Cet art du gribouillage frise l’extraordinaire quand l’artiste s’adonne à son talent le plus vif : le documentaire. Car en quelques gestes d’acrylique ou d’aquarelle, que son œil se pose sur des apicul-teurs, la Fondation Prada de Milan, ou les cerisiers en fleurs de Damien Hirst – fusionnant sou-dain œuvres et visiteurs –, il nous projette dans un univers dont la grâce n’a d’égal que la singularité.
Son dernière tableau est un portrait inquiétant et fluo du village de Samoëns. Dans cette Haute-Savoie où tout devrait être blanc et poudreux, le paysage s’affiche verdâtre… suintant sur la toile. « Cet hiver a été si étrange, déplore Bajtlik. Depuis que je vis dans les Alpes, je n’ai jamais rien vécu de tel. Voir les pistes et les champs à peine enneigés à cette période de l’année est un bien triste spectacle ». Mais un spectacle qui donna lieu à cette peinture inoubliable. Une fois encore : l’accident.