Les trois mystères d’une sculpture

Récemment restaurée, une étrange statue de Stefano Maderno, en l’église Sainte-Cécile du Transtévère à Rome, incarne à elle seule bien des paradoxes de la création artistique. Rome, le 17 février 1600: Giordano Bruno, le philosophe hérétique, est condamné à mort etbrûlé au Campo dei Fiori. Afin d’éviter qu’il ne clame ses idées en public, on lui enfonce dans la bouche un coin de bois. Cette même année 1600, à quelques centaines de mètres du lieu du supplice, le jeune sculpteur Stefano Maderno travaille à une statue de Sainte Cécile. De cette martyre du troisième siècle, on dit que les Romains voulurent la brûler; mais ils n’y parvinrent pas, et durent l’achever à coups de hache – trois coups auxquels elle survivra trois jours. Giordano Bruno, lui, résista moins longtemps. L’œuvre de Maderno frappe d’abord par son extrême douceur, sa délicate humanité, voire sa tendresse. Si près du théâtre de la barbarie. La statue est taillée dans un marbre lumineux, étendue dans une posture de gracieuse agonie. Premier paradoxe, premier mystère de l’art, dont les manifestations les plus raffinées coexistent avec la violence la plus cruelle. De l’art qui silencieusement transcende et rachète un supplice, tandis qu’à portée de cri, un autre supplice est consommé. Voici cependant un deuxième sujet d’étonnement, moins douloureux mais non moins saisissant: cette gisante étrange n’a pas été conçue comme une œuvre d’art, mais comme la copie pure et simple de la réalité, du vrai corps de la vraie Cécile… Qu’est-ce à dire ? Il faut...

Récemment restaurée, une étrange statue de Stefano Maderno, en l’église Sainte-Cécile du Transtévère à Rome, incarne à elle seule bien des paradoxes de la création artistique.

Rome, le 17 février 1600: Giordano Bruno, le philosophe hérétique, est condamné à mort etbrûlé au Campo dei Fiori. Afin d’éviter qu’il ne clame ses idées en public, on lui enfonce dans la bouche un coin de bois. Cette même année 1600, à quelques centaines de mètres du lieu du supplice, le jeune sculpteur Stefano Maderno travaille à une statue de Sainte Cécile. De cette martyre du troisième siècle, on dit que les Romains voulurent la brûler; mais ils n’y parvinrent pas, et durent l’achever à coups de hache – trois coups auxquels elle survivra trois jours. Giordano Bruno, lui, résista moins longtemps. L’œuvre de Maderno frappe d’abord par son extrême douceur, sa délicate humanité, voire sa tendresse. Si près du théâtre de la barbarie. La statue est taillée dans un marbre lumineux, étendue dans une posture de gracieuse agonie. Premier paradoxe, premier mystère de l’art, dont les manifestations les plus raffinées coexistent avec la violence la plus cruelle. De l’art qui silencieusement transcende et rachète un supplice, tandis qu’à portée de cri, un autre supplice est consommé.

Voici cependant un deuxième sujet d’étonnement, moins douloureux mais non moins saisissant: cette gisante étrange n’a pas été conçue comme une œuvre d’art, mais comme la copie pure et simple de la réalité, du vrai corps de la vraie Cécile… Qu’est-ce à dire ? Il faut raconter l’histoire. Le début du dixseptième siècle, à Rome, est placé sous le signe de la Contre-Réforme. Celle-ci, dans son premier élan, fut soucieuse de retrouver la pureté et la simplicité du christianisme originel. Habité par cet idéal, le cardinal Sfondrato, neveu du pape Grégoire XIV, homme de foi et de culture, dépensa plus de 25 000 écus pour restaurer l’église consacrée à Sainte Cécile, martyre de l’Église primitive. Il fit exhumer les restes de la jeune fille qui, d’abord enterrés dans les catacombes de Saint Calixte, sur la via Appia, avaient été déplacés dans cette église du Transtévère au IXe siècle.Et c’est là que l’histoire devient belle, à défaut d’être tout à fait vraie: le corps de Sainte Cécile est mis au jour le 20 octobre 1599. L’adolescente martyre est étendue, intacte,telle une dormeuse pudique, protégée par de longs voiles, la tête détournée et soustraite à la vue infâme des bourreaux… Saisi d’admiration dévotieuse, le cardinal demande alors au jeune Stefano Maderno de sculpter un «simulacre» de ce corps à la pose si pure. Et le jeune homme s’exécute…Qui était Stefano Maderno ? Probablement un parent de l’architecte Carlo Maderno, mais la certitude n’est pas absolue. Ce qui est sûr, c’est qu’à 24 ans, Stefano a réalisé son chef-d’œuvre. La Sainte Cécile de l’église du Transtévère, qui se veut donc une copie pure et simple de la «réalité», sera placée dans une niche de couleur noire, rappel des catacombes paléochrétiennes. Comme les restes de la martyre ont été réenterrés le 22 novembre 1599, le jour de sa fête, nul ne peut aujourd’hui vérifier l’exactitude du récit merveilleux… Mais le plus crédule des spectateurs comprend bien que l’œuvre du jeune sculpteur n’a rien d’un «simulacre», de la copie en trois dimensions d’un corps réel. C’est, au plus haut degré, une création artistique.

Ainsi les critiques d’art ont-ils signalé que Stefano Maderno, qui était également restaurateur et copiste d’œuvres anciennes, s’était inspiré de deux modèles antiques: le Perse mourant, une statue hellénistique découverte à Rome en 1534 et conservée alors au Palais Farnèse, et surtout le fameux Hermaphrodite endormi, également hellénistique, au visage dissimulé comme celui de la sainte. En outre, la posture de la statue est «édifiante»: sa main droite étend trois doigts (les trois coups de la hache et les trois jours de l’agonie) et sa main gauche un doigt unique (l’unicité de Dieu ?). Enfin sa tête détournée permet au cou de montrer l’entaille de la hache, miraculeusement impuissante à parachever son atroce ouvrage.L’idéal de l’art fut longtemps de «copier la nature». La Sainte Cécile de marbre, s’il faut en croire les récits du temps, réalisait littéralement cet objectif. Mais on le voit, nous sommes bien loin du compte: non seulement sa vie frémissante et ses formes délicates n’ont rien de commun avec un corps mort depuis des siècles, fût-il exceptionnellement bien conservé, mais encore elle avoue clairement ses emprunts à d’autres sculptures, païennes de surcroît. Bien sûr, nulle œuvre d’art n’existerait sans la «nature» (le corps humain vivant ou mort, les objets, les paysages), mais il lui faut aussi, pour exister, se nourrir d’autres œuvres. Cela est si vrai que la Sainte Cécile de Maderno, à son tour, inspira des artistes, en particulier Poussin, qui cinquante ans plus tard va la «copier» dans sa Sainte Françoise Romaine annonce à Rome la fin de la peste. Quant au Bernin, il s’en est probablement inspiré pour sa Bienheureuse Ludovica Albertoni, en l’église San Francesco a Ripa.Voilà donc le paradoxe et le mystère fécond de toute œuvre d’art: pour donner l’impression d’être la vie même, la réalité même, qui respire et palpite devant nous, comme le fait la fine et délicieuse Sainte Cécile de Maderno, il faut que l’artiste s’inspire non de la vie à l’état brut, mais de la vie telle que l’art a su l’approcher et l’exprimer – bref, de la vie recréée.Cependant, la statue de la sainte propose encore un troisième paradoxe, un troisième mystère. Voilà très peu de temps, à la fin des années 1990, on a procédé à sa restauration et à son nettoyage. À cette occasion, l’on a découvert ou redécouvert une chose bien émouvante: le visage de la jeune fille, absolument invisible pour le spectateur en temps normal, puisqu’il est tourné vers le fond inaccessible de la niche, a été entièrement et soigneusement sculpté par Maderno. Maderno a pris le soin de représenter ce que personne ne peut voir !Or, dès la génération qui le suivra, les artistes renonceront souvent à sculpter ce qui n’est pas destiné aux yeux du spectateur. Plusieurs œuvres du Bernin seront précisément dans ce cas. Qu’est-ce que cela signifie ? Que le Bernin sculpte pour les hommes, tandis que Maderno sculpte pour Dieu ? Ce n’est pas aussi simple, car l’auteur de la colonnade du Vatican était le plus fervent des croyants. Mais peut-être pourrait-on dire que le Bernin sculptait pour que les regards humains, enthousiasmés par l’œuvre, soient conduits jusqu’à Dieu. Maderno, lui, voulait que l’œuvre elle-même, vue ou non, soit une offrande à Dieu. Et qui sait si la beauté de ce que nous voyons: le corps, n’est pas secrètement augmentée de ce que nous ne voyons pas: le visage ? La perfection du visible, n’est-ce pas l’invisible ?


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