La Kunsthalle de Zurich expose les œuvres choc du duo artistique anglais dans le cadre d’une grande rétrospective retraçant près de cinquante ans de production artistique. Décoiffant!
Qui connait les deux trublions de la scène artistique britannique ne peut que se réjouir d’une nouvelle rétrospective orchestrée avec brio par le commissaire d’exposition Hans-Ulrich Obrist, vingt-huit ans après une précédente exposition de leur travail au sein de la même Kunsthalle de Zurich. Pour qui souhaiterait découvrir ce duo hors-norme, l’occasion est toute trouvée car c’est un large spectre d’un demi-siècle de création, depuis les premières réalisations de 1971 aux dernières créations de 2016 qui y est exposé.
Gilbert & George: derrière cette association de prénoms,se cachent deux personnalités indissociables l’une de l’autre mais néanmoins bien distinctes. D’un côté, Gilbert Proesch né en 1942 dans le Sud-Tyrol italien et de l’autre George Passmore, né en 1943 dans le sud de l’Angleterre, qui forment un couple, à la ville comme dans l’art, depuis leur rencontre au sein de l’école d’art londonienne de Saint Martin en 1967. Les deux étudiants qui se destinaient alors à la sculpture découvrent ensemble l’art de la performance: leurs premières œuvres de collaboration sont des « living sculptures » et des « singing sculptures » qu’ils produisent en public. Devenant à la fois objet et sujet de leur propre art – un principe qui est au coeur de leur pratique artistique, leur vie ressemble dès lors à une longue performance. Car c’est avant tout la mise en scène de leurs personnages qui va leur servir de marque de fabrique: celle de deux gentlemen impeccables vêtus de complets-vestons bien coupés, n’apparaissant jamais l’un sans l’autre, qui résident et travaillent depuis 1970 dans l’East End londonien. Spitalfields, quartier populaire à la grande mixité de cultures, qui leur apparait comme un microcosme de la société occidentale, voire comme l’épicentre du monde, est leur base-arrière et sert de toile de fond à la majorité de leurs tableaux comme l’illustre City Drop (1991).
Ce sont encore leurs silhouettes, leurs corps et leurs visages qui s’affichent de manière omniprésente dans leurs montages photographiques de grand format, une expression artistique qu’ils choisissent à partir du milieu de la décennie soixante-dix : se représentant tour à tour grimaçants, provocants, immobiles, déformés, hurlant ou endormis, ils sont les figures centrales de leurs propres œuvres. « L’œuvre vivante, qui parle, c’est nous. Et nous crachons des images sur les murs, c’est un art parlant », aiment-ils à rappeler.
Ils parlent de la mort, de la vie, de la religion, du sexe, des questions raciales, de l’amour ou de l’argent: tant de sujets dépeints sans filtre et sans tabou qui interrogent, surprennent, parfois choquent. Ou plutôt « dé-choquent » selon les mots d’Hans-Ulrich Obrist car il s’agirait pour Gilbert & George « de rendre visible ce qui se joue dans ce monde incroyablement dangereux ». L’œuvre Jesus Jack illustre cette propension à provoquer le regard du spectateur – ici le motif central de la crucifixion du Christ est détourné par l’apposition du drapeau de l’Union Jack; telles des gargouilles de cathédrales ou des divinités hindouistes, les figures déformées et démultipliées des artistes encadrent le tableau. Et si, par l’abondance des éléments en présence, le message du tableau peut sembler évasif ou brouillé au spectateur, c’est que tel est le but recherché du duo qui use et abuse des contradictions. La narration est absente, le titre énigmatique ou emblématique, les images dépeignent uniquement un état d’esprit. Au spectateur est laissé le soin de réagir et d’interpréter à sa guise.
Gilbert & George, c’est surtout un style reconnaissable entre tous, un langage artistique propre créé à partir de la photographie qui joue avec les codes de la publicité, de l’art de l’affiche et de la presse. Les inscriptions, interjections, titres s’étalent tels des unes de journaux sur les images. La frontalité des représentations, l’usage de coloris forts et contrastés, voire criards, renforcent l’effet captivant mais aussi direct et parfois agressif de leurs tableaux sur le spectateur. Les images sont offensives, parfois crues et outrageuses et les grandes dimensions des tableaux y contribuent grandement. Derrière cette esthétique très contemporaine, se dévoile pourtant en filigrane des références à un art plus ancien. Ces immenses œuvres photographiques sont composées de dizaines de cadres en verre dont le réseau de lignes verticales et horizontales fragmentent l’image. L’effet rendu fait écho aux vitraux des églises gothiques, allant jusqu’à transformer, comme l’écrivait un critique d’art à l’occasion de la rétrospective de 1992 à la Kunsthalle de Zurich, la nef du musée en « narthex de cathédrale ». L’œuvre One World de 1988 qui présente les deux artistes dans des poses de super héros en témoigne: tant le découpage des silhouettes, la rigidité des poses, les contours contrastés que le jeu d’ombres et de lumières évoquent l’art du vitrail ou la statuaire gothique. Les coloris vifs et scintillants rappellent des lointaines enluminures du Haut Moyen Âge anglais quand l’usage récurrent d’emblèmes, de médaillons ou de drapeaux fait référence à un imaginaire pré-Renaissance. Loin d’être oubliée, leur formation de sculpteur leur aura finalement « permis de créer des images à partir des sculptures », selon leurs propres mots.
Dès leurs débuts, Gilbert & George n’ont pas craint de créer un art décalé, inclassable voire politiquement incorrect et ce positionnement les a placés à la marge du monde de l’art contemporain, exception faite de deux galeristes, Ilona Sonnabend et Konrad Fischer, qui ont rapidement fait fructifier leur talent. La reconnaissance de leurs pairs viendra plus tard, avec le Turner Prize décerné en 1986, la conception du pavillon britannique à la Biennale de Venise en 2005 ou plus récemment encore, leur admission comme académiciens à la Royal Academy of Art en 2017. Pourtant, leur succès se mesure incontestablement à leur popularité auprès du public, exauçant leur souhait de créer « un art pour tous », un art populaire et revendiqué comme tel. Un public qui devrait être au rendez-vous à Zurich pour cette immersion ambitieuse dans l’univers de ces deux artistes intitulée « The Great Exhibition » en référence à l’Exposition universelle de Londres de 1851 – un autre clin d’œil au passé.
Ingrid Dubach-Lemainque
Nota Bene:
Gilbert & George, THE GREAT EXHIBITION 1971-2016.
Kunsthalle Zurich, jusqu’au 10 mai 2020.