Cette affirmation a l’air d’une boutade, mais notre propos est sérieux. Nous voulons parler du bouclier d’Achille, imaginé par Homère, qui lui consacre plus de cent vers au chapitre XVIII de l’Iliade. Les circonstances sont les suivantes: blessé dans son orgueil, Achille refuse de prendre part à la lutte contre les Troyens. Il prête ses armes à son ami Patrocle. Celui-ci est tué par Hector, qui le dépouille. Achille renonce alors à sa colère et décide de reprendre le combat pour venger son ami. Mais il n’a plus d’armes. D’où l’intervention de sa mère Thétis, qui s’en va trouver Héphaïstos, afin qu’il lui en forge de nouvelles. Le dieu y consent et, son travail terminé, lui remet un bouclier, une cuirasse, un casque et des jambières.
Selon Homère, le bouclier en question, «grand, robuste», est recouvert de cinq couches de renfort en métal. Et il comporte un brassard en argent.Héphaïstos a mis tout son soin à le décorer, par un long et minutieux martelage, rehaussé d’incrustations en étain, en argent et en or.Ce décor consiste dans la représentation de deux cités, qu’on imagine ceintes de hauts remparts Dans la première, se déroule une noce joyeuse, tandis que sur la place publique deux hommes vident leur querelle sous les yeux des vieillards, jouant le rôle d’arbitre. La seconde ville se trouve assiégée par deux armées. Assaillants et défenseurs rivalisent de courage. Alentour, on assiste à des labours et à des vendanges. Plus loin, un troupeau de bovins, mené par des pâtres et des chiens, subit l’attaque de deux lions. Une autre partie du bouclier offre le spectacle d’un chœur dejeunes gens, qui dansent au son de la cithare. Le musicien est un aède, comme Homère luimême. Le tout se déroule sous un ciel où figurent à la fois le soleil, la lune et tous les astres. Enfin, sur le bord du bouclier, Héphaïstos a représenté Océan, le fleuve qui entoure la terre.Cependant, mise à part cette mention d’une frise de pourtour, le poète ne dit rien de la disposition du décor, qui devait occuper toute la surface disponible. On peut seulement supposer un système de cercles concentriques, ménageant, au centre, un large médaillon l’umbo.L’ambition de ce décor est extrême : offrir une image totale du monde, la terre habitée étant conçue comme une galette, cernée par les eaux. Les hommes s’y livrent à leurs occupations ordinaires, la guerre faisant partie intégrante de celles-ci.
Évidemment, untel décor dépasse de loin les possibilités techniques de l’époque, soitle VIIIe siècle avant J.-C. Manifestement, Homère a laissé libre cours à sonimagination, sans se préoccuper outre mesure de la vraisemblance. Il avait d’ailleurs pour excuse que le bouclier en question était censé sortir des mains d’un dieu aux pouvoirs sans limites.Quoi qu’il en soit, le bouclier d’Achille, bien qu’il n’ait pas eu d’existence matérielle, reste la plus ancienne œuvre d’art jamais décrite. Et il faut savoir – c’est là où je voulais en venir – que les vers d’Homère, à cause de leur célébrité, se trouvent à l’origine d’un genre littéraire, qui a fleuri dans le monde romain, sous l’Empire: l’ecphrasis, la description d’apparat. Un bon exemple en est fourni par Stace qui, dans son poème intitulé Silves, nous introduit dans les luxueuses villas qui se multipliaient de son temps, pour nous faire découvrir les merveilles qu’elles contenaient. Autre exemple: Lucien, auteur des Imagines(Eikones, en grec), un dialogue à la manière socratique, où il estquestion de quelques-uns des grands artistes du passé, sculpteurscomme Praxitèle, peintres comme Polygnote ou Apelle. De celui-ci, Lucien décrit et commente longuement le tableau de chevalet intitulé La Calomnie. Le texte est si précis que des siècles plus tard Botticelli s’en inspirera directement pour traiter le même thème.Mais le plus important parmi les représentants de la description d’apparat fut Flavius Philostrate (170-240 après J.-C.), originaire de Lemnos. Il a laissé un recueil portant le même titre que l’ouvrage de Lucien (Imagines), qui contient soixantecinq descriptions de peintures à sujet mythologique. Il déclare les avoir vues dans une riche maison de Naples, donnant sur la mer, où il a logé. Cette maison abritait une galerie de tableaux, non pas accrochés au mur, mais encastrés, selon un procédé qui devait ressembler à notre; «marouflage».
Dans un autre ouvrage, Philostrate (ou son petit-fils, selon certains) présente dix-sept autres tableaux, formant eux-aussi une collection.Or, malgré l’accent de sincérité dont fait preuve Philostrate, certains indices portent à croire que ces descriptions sont fictives, soit que les œuvres en cause ne se trouvèrent jamais rassemblées sous le même toit, soit qu’elles n’existèrent pas en dehors de son imagination.On l’a compris, le discours esthétique a fini par se suffire à lui-même, l’œuvre d’art passant au second plan, ou disparaissant complètement.Cela dit, l’idée des galeries imaginaires, reprise à Byzance, survivra à l’Antiquité. Ainsi le peintre italien Giovanni Pannini, au XVIIIe siècle, s’en fera une spécialité, très prisée des anglais effectuant le Grand Tour. Voir, par exemple, au Louvre, sa Galerie de vues de la Rome antique (1758). L’architecture grandiose, démesurée, y disparaît presque sous l’accumulation des œuvres d’art, tableaux d’époque et sculptures antiques, dont le groupe du Laocoon.Mais revenons un instant à Philostrate. Ce n’est pas un hasard si cet orateur de profession était aussi un sophiste, fondateur de l’école appelée Seconde Sophistique, laquelle prétendait remettre en usage la pratique et l’enseignement de la rhétorique grecque des Ve et IVe siècles av. J.-C. On sait qu’à l’origine les sophistes se présentaient comme des experts dans l’art du discours et de l’argumentation, capables de disserter avec brio et force persuasive sur n’importe quel sujet. D’où la mauvaise réputation que leur fit Platon, qui ne voyait en eux que des faiseurs, maîtres de l’artifice et de l’illusion.En matière d’art contemporain, la critique ne fait-elle pas du Philostrate sans le savoir ? Car comment considérer autrement cette façon de noyer l’œuvre sous les commentaires, souvent alambiqués et pédants, qui en disent davantage sur leur auteur que sur l’artiste considéré ? D’ailleurs les artistes eux-mêmes ne se prêtent-ils pas au jeu, en suscitant et alimentant sciemment l’exégèse ?