«MADAME» : AIMER LES HOMMES (ET SA GRAND-MÈRE)

Madame
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En octobre prochain sortira un film documentaire bouleversant, sélectionné au Festival de Locarno. Dans ce premier long-métrage, le Suisse Riethauser réussit à mêler un formidable portrait de femme au procès subtil des conventions sociales. C’est l’histoire éternelle du rose pour les filles et du bleu pour les garçons. De la danse et du foot. Né à Genève dans une famille bourgeoise en 1972, le petit Stéphane se destine tout naturellement à intégrer « la classe privilégiée », et à « diriger le monde ». En quel honneur ? Parce qu’il a entre les jambes « un petit appendice » que les filles n’ont pas. « Je suis un héritier, admet-il dès le départ, sur les épaules duquel reposent toutes les attentes ». Devenir expert comptable – comme Papa. S’unir devant Dieu avec une épouse douce et sensible – comme Maman. Car les femmes de l’époque sont forcément « des créatures mystérieuses, émotives et romantiques, vouées à un destin subalterne ». Pourquoi ? « C’est la nature qui veut ça. L’ordre des choses. » Seulement la nature a plus d’un tour dans son sac ; et notre petit garçon s’apprête à le prouver… Au fil du récit, raconté façon journal intime, la révolte monte : « Pendant longtemps, je me suis conformé au rôle qu’on attendait de moi. J’ai vécu dans la peur de ne pas être un homme, ou de ce que je croyais être un homme. J’ai souffert de ne pas pouvoir être moi-même. Et j’ai mené une double...

En octobre prochain sortira un film documentaire bouleversant, sélectionné au Festival de Locarno. Dans ce premier long-métrage, le Suisse Riethauser réussit à mêler un formidable portrait de femme au procès subtil des conventions sociales.

C’est l’histoire éternelle du rose pour les filles et du bleu pour les garçons. De la danse et du foot. Né à Genève dans une famille bourgeoise en 1972, le petit Stéphane se destine tout naturellement à intégrer « la classe privilégiée », et à « diriger le monde ». En quel honneur ? Parce qu’il a entre les jambes « un petit appendice » que les filles n’ont pas. « Je suis un héritier, admet-il dès le départ, sur les épaules duquel reposent toutes les attentes ». Devenir expert comptable – comme Papa. S’unir devant Dieu avec une épouse douce et sensible – comme Maman. Car les femmes de l’époque sont forcément « des créatures mystérieuses, émotives et romantiques, vouées à un destin subalterne ». Pourquoi ? « C’est la nature qui veut ça. L’ordre des choses. » Seulement la nature a plus d’un tour dans son sac ; et notre petit garçon s’apprête à le prouver…

Au fil du récit, raconté façon journal intime, la révolte monte : « Pendant longtemps, je me suis conformé au rôle qu’on attendait de moi. J’ai vécu dans la peur de ne pas être un homme, ou de ce que je croyais être un homme. J’ai souffert de ne pas pouvoir être moi-même. Et j’ai mené une double vie, j’ai joué la comédie. » Les archives Super 8 en témoignent : pendant toute son adolescence, Stéphane (se) ment. Fait le dur. Traite, comme ses copains, les filles de pétasses. Refoulant un désir honteux, il n’est jamais sincère – sauf en présence de sa grand-mère chérie, sa « muse et protectrice », avec qui l’auteur forme « un drôle de couple ». C’est à elle qu’il dédie son film, et le consacre. Car la destinée de Caroline, née en 1909, fut elle aussi brisée par l’ordre des choses.

Immigrés italiens à Carouge, ses parents lui interdisent de lire ou de jouer de la musique, car « les filles qui se divertissent ne savent plus faire le ménage ». À seize ans, son père l’oblige à épouser un garçon qu’elle connaît à peine, sous prétexte qu’on les a « vus en semble faire du vélo ». La gamine se marie, accouche et divorce aussitôt. Son père la renie. Trois-quarts de siècle plus tard, avec un sanglot dans la voix, la grand-mère résume d’une phrase poignante le drame de sa jeunesse : « C’est pas drôle, tu sais, d’aller là où tu veux pas… » Malgré ces obstacles, la fille-mère se battra pour s’en sortir et fera fortune dans la mode seule contre tous, grâce à son talent en affaires.

Que l’on se batte contre les hommes, ou contre son désir pour les hommes, l’affirmation de soi paraît héréditaire : devenu adulte, le petit-fils s’inspire du courage de son aïeule pour affirmer haut et fort qu’il est homosexuel. Ce faisant, il prend conscience « de l’ampleur du sexisme et de sa progéniture : l’homophobie ». Un revirement politique s’opère. À l’université de Genève où il étudie, Stéphane organise des débats sur le mariage gay, milite dans les médias, et publie même un manifeste contre les discriminations, préfacé par Ruth Dreifuss. Que dit Caroline ? Elle se fâche d’abord : « C’est la faute des filles, parce qu’aujourd’hui elles s’habillent toutes comme des garçons ! » Avant de s’excuser deux jours plus tard : « Tu es comme Jean Cocteau et Jean Marais. Comme Yves Saint Laurent et Pierre Bergé. Comme mon curé et mon banquier. »

Stéphane attendra quinze ans après la mort de ce personnage fondateur pour renouer le dialogue. Et lui raconter sa propre histoire à sa manière. Tissé d’archives émouvantes, porté par une fluidité romanesque et une B.O. enveloppante, son film change de ton en permanence. On passe du rire aux larmes, de l’enfance à la vieillesse en un éclair. Magie du montage, ou délicatesse du regard ? La tendresse domine même les moments les plus douloureux. Car le réalisateur préfère comprendre plutôt que condamner. Le cinéma nous avait habitué aux films de genre. Accueillons ce film sur le genre avec enthousiasme, et voyageons dans le passé à la rencontre d’une grand-mère extraordinaire.

Arthur Dreyfus

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