Connaissez-vous la famille des sculpteurs Duquesnoy ? Jérôme Duquesnoy (1570-1641), le père; François (1597-1643) et Jérôme (1602-1654), les fils. Tous les trois naquirent à Bruxelles. Ce genre de filiation, on ne peut plus courante aux XVIIe et XVIIIe siècles – pensons aux Boullogne en peinture –, est encore plus courant en sculpture: le nombre du matériel et le prix du matériau l’expliquent, comme l’impossibilité de l’autodidaxie. Nous connaissons bien l’aîné des enfants, un des protagonistes de ce drame artistique qu’est la Rome du Bernin, ami de Nicolas Poussin, dont Van Dyck laissa un portrait avec collerette (Bruxelles, Musées Royaux des Beaux-Arts), auteur de l’exquise Sainte Suzanne de Santa Maria di Loreto et de l’auguste Saint André de Saint-Pierre. Il était déjà mort quand le cadet, Jérôme Duquesnoy le Jeune, fut étranglé en place publique, le 28 septembre 1654, pour avoir flirté trop peu discrètement avec deux de ses élèves… On brûla son corps. Ainsi s’éteignit, dans l’odeur du stupre, cette courte dynastie.
On doit au père cette œuvre toute petite, qui bien souvent déçoit, sise à l’intersection de la rue de l’Étuve et de la rue du Chêne, à Bruxelles, près de la Grand Place; cette mascotte reproduite mille et mille fois aux alentours, en pralines, en porte clefs, en tire-bouchons, etc. Jérôme Duquesnoy l’Ancien est l’auteur du Manneken-Pis ! Commandée en 1619, la sculpture se dressait à l’origine sur un pilier et l’eau tombait dans une cuvette rectangulaire. La niche que l’on voit aujourd’hui date de 1770.
Nous savons tous que l’eau jaillit, ad vitam æter nam, du membre viril du gamin. J’y ai toujours vu une œuvre conçue, dès l’origine, pour narguer. À distance, derrière une jolie grille et dominant la foule, elle nargue le touriste qui n’ose penser à voix haute: «Tout ça pour ça !», dont l’esprit le conduira peut-être en ce jour d’hiver, en se tournant vers un inconnu, aux mots de Thomas Mann: «Savez vous, monsieur, ce que c’est que la déception ? demanda-t-il à voix basse et insistante, en s’appuyant des deux mains sur sa canne.» (Déception).
L’érudition, lui répond-il, peut être un antidote. Le touriste grave est de marbre.
«Narguer» n’est peut-être pas le bon verbe. Notre putto bruxellois a d’illustres ascendants. À la voûte de la galerie décorée vers 1600 par Annibale Carrache, au Palais Farnèse, on le voit, sans la tête, discret, un ventre bien rond de bébé et un jet non moins courbe. Plus avant, Titien peignit au premier plan de sa merveilleuse Bacchanale des Andriens (Madrid, Musée du Prado), un bambin qui lui aussi se soulage après qu’il a relevé sa tunique. Narguent-ils, ces deux putti ? Ils font mieux. Ils symbolisent la prospérité. (Les yeux du touriste s’illuminent.) Souvenons-nous que la décoration de la Galerie Farnèse fut certainement commandée à l’occasion d’un mariage, et que sur l’île grecque d’Andros, Bacchus change l’eau en vin… L’eau de notre Manneken-Pis a été d’ailleurs, est parfois encore remplacée par quelque alcool. – Je propose du champagne !
Louis XV, en 1747, aurait pu proposer un tel dédommagement: des soldats français, lourdauds, avaient volé notre gosse de métal. Le Bien-Aimé lui offrit un habit. Par ce geste on comprend que l’importance de l’œuvre n’est pas le fruit du tourisme de masse. On note en même temps que la tradition de l’habiller, qui fait qu’on a, selon moi, une chance sur deux de le voir bigrement costumé, est ancienne. La liste est longue des métamorphoses: Père Noël, Dracula, joueur de football, saint Nicolas, mousquetaire, chevalier, cosmonaute, plongeur, personnage de BD, etc. Dernier point s’il vous plaît: le Manneken-Pis que l’on voit dans la rue est une copie. L’original est conservé dans la Maison du Roi, sur la Grand Place. Cependant, qui nous dit que ces jumeaux ne prennent pas la relève l’un de l’autre ? un jour représentation, un jour au chaud. Si la Vénus d’Ille avait deux enfants…