Marc-Olivier Wahler, né en 1964 à Neuchâtel, est le nouveau directeur de l’ensemble muséal des MAH de Genève qui inclut le Musée d’art et d’histoire, le Musée Rath, la Maison Tavel et le Cabinet d’arts graphiques. Après des études de philosophie, il deviendra commissaire d’expositions, critique d’art, directeur du Palais de Tokyo, du Swiss Institute à New York, du Eli and Edythe Broad Art Museum dans le Michigan ou encore fondateur du CAN de Neuchâtel. Ce parcours lui sera certainement nécessaire pour réussir sa nouvelle mission.
Pourquoi êtes-vous revenu en Suisse et avez-vous postulé à Genève dans un musée patrimonial?
C’est un parcours dont le projet m’intéresse. Je suis un homme de projets et me suis occupé de centres d’art petits et grands et de plusieurs musées.
Premièrement, l’idée d’un Musée encyclopédique fait sens pour moi qui me suis occupé d’art contemporain plus rapide et horizontal. J’ai toujours essayé de lier l’art contemporain avec d’autres pratiques, que ce soit la science ou tout domaine extérieur à l’art. La possibilité ici de mettre en place un projet novateur qui englobe toutes les pratiques artistiques: l’horlogerie, les arts appliqués, les beauxarts, l’archéologie, l’architecture. C’est excitant!
Deuxièmement, une de mes principales missions sera l’extension du musée et ce que sera le Musée du futur. Je dirais que cette question m’a toujours occupé. Depuis le CAN de Neuchâtel, je me suis toujours posé la question: quel type de structure pour les gens de demain…
Pour moi, un musée encyclopédique qui réfléchit au devenir d’un musée ne pouvait que me tenter. Venant de la philosophie et parce que mon initiation à l’art contemporain s’est faite à travers les questions posées par Duchamp, une de mes grandes obsessions a toujours été la question de l’objet. C’est surtout la question d’un objet ordinaire qui sans changer son aspect se transforme en objet esthétique. Ici, il y a quasiment un million d’objets dont environ les deux tiers sont en même temps des objets à valeur d’usage et esthétiques.
Sauf que le XXe siècle a réduit ces objets à leur valeur uniquement esthétique. Toutes ces réflexions me passionnent.
Vous arrivez dans une période de changements fondamentaux de société, un directeur
de musée aujourd’hui, à l’instar de ce qui se fait chez nos voisins par exemple, doit-il être
un gestionnaire, un administrateur, un apporteur de fonds en plus d’être un scientifique et
un homme d’art ?
Oui c’est indéniable, et pour un projet comme celui-ci, il faut être tout cela en même temps mais surtout, avoir des idées, être créatif.
Le musée a bénéficié tout au long de sa vie de donations de mécènes privés qui constituent
l’essentiel de ses collections, allez-vous continuer dans cette direction?
C’est essentiel, nous manquons d’argent pour les acquisitions et Genève regorge de collectionneurs passionnés qui peuvent participer à un beau projet, cela est à cultiver.
Vous qui avez travaillé aux États-Unis, comment voyez-vous l’interaction entre l’économie
et la culture? Entre le public et le privé?
J’ai toujours travaillé ainsi, j’ai œuvré dans des institutions mixtes, publiques et privées et je pense que c’est une bonne chose. L’apport public est important pour la pérennité et la sérénité des collaborateurs. Pour les projets, attention à garder
notre liberté dans le choix des expositions.
Le MAH n’est pas un grand musée international au sens où on l’entend, mais il est plus important que beaucoup de musées de villes équivalentes. Comment voyez-vous ses collections par rapport aux musées européens ?
Ce musée est particulier, il est presque inconnu à l’étranger mais lorsque l’on parle avec des conservateurs de grands musées comme le MET ou la TATE, notre musée est la Belle au bois dormant.
On a un nombre de prêts qui tournent dans le monde bien supérieur à de grands musées allemands ou français, la qualité de nos collections est reconnue par certains spécialistes mais pas du public de l’art en général. À nous de la mettre en valeur.
Vous l’avez dit, le musée prête souvent des œuvres, mais il nous semble que ces dernières
années nous n’avons pas vu de grandes expositions européennes passer par le MAH? Estce dans vos projets d’avoir des collaborations internationales ?
Les raisons premières sont techniques, nous n’avons pas les standards «musée» air conditionné, hygrométrie etc. Nous pourrions le faire au Musée Rath qui correspond aux standards exigés, mais c’est sa taille qui nous bloque, à peine 800m2, toute exposition internationale demande 1’500m2, d’où l’importance de rénover et d’agrandir le musée.
En ce qui me concerne, je veux intégrer les problématiques actuelles, notamment écologiques. Faire venir des prêts de l’étranger à grands frais (transport par air, caisses conditionnées, convoyeurs, etc.) est une option qui ne sera pas préconisée.
L’argent sera utilisé autrement, dans la restauration des œuvres, les acquisitions et la remise en état des bâtiments par exemple.
La mise en place de grandes expositions «blockbuster» implique une empreinte carbone très lourde et donc pose un problème qu’il faut régler.
Dans votre feuille de route, est-il prévu d’intégrer de l’art contemporain au sein des collections patrimoniales ?
Oui et non, je ne vais pas montrer d’art contemporain, en revanche, on va porter un regard
contemporain sur les collections. On va avoir une première exposition qui commence le 27 janvier 2021 qui s’appelle «Marcher sur l’eau», inspirée du tableau de Konrad Witz, un joyau de la peinture occidentale de 1444, premier paysage réaliste, La Pêche miraculeuse avec Jésus qui marche sur le lac Léman ! Mis en relation avec la chanson du groupe rock Deep Purple Smoke on the Water qui décrit l’incendie du Casino de Montreux et la fumée qui s’étale sur le Léman. L’exposition est une réflexion sur la peinture classique avec un regard contemporain, porté par la curatrice et artiste viennoise Lena Jakob Knebl.
Est-ce un moyen vertueux d’attirer un nouveau public à côtoyer les collections patrimoniales ?
Oui bien sûr, c’est une façon de montrer les collections différemment. J’essaie toujours de me mettre à la place du visiteur, pour quelle raison viendrais-je au musée? Souvent, on vient les premières fois avec ses parents ou avec l’école, si on a de la chance, sinon c’est très difficile. C’est un musée classique ouvert il y a plus d’un siècle, intimidant je le répète, qui incarne l’autorité et le savoir. Si l’on n’a pas confiance en soi, on n’entre pas. Ma volonté est de montrer les richesses de ce musée, sans concession, mais avec des portes d’entrées pour chaque public. C’est la culture populaire, je vais au musée car je vais trouver un espace social, un lieu avec des écrivains publics, des performances et vivre une expérience sociale. Cela me semble primordial, c’est issu directement de mon expérience au Palais de Tokyo où des adolescents venaient faire du skateboard, boire un verre et vite
voir l’exposition s’ils avaient le temps mais jamaisle contraire.
Le musée a-t-il vocation de devenir un lieu social, un parc d’attractions ?
C’est là qu’il faut créer l’équilibre, être rigoureux et même radical sur l’offre culturelle, ne faire aucune concession et proposer autre chose que du simple divertissement.
Genève est reconnue internationalement comme un pôle horloger, les collections du MAH sont parmi les plus importantes. Aujourd’hui les principales marques horlogères ont leur musée, vat-on voir un jour à Genève un lieu dédié pour accueillir ces collections? En quelque sorte une synthèse?!
Nous avions un Musée de l’horlogerie qui a été fermé après le vol important de montres.
Aujourd’hui l’idée est de tout rassembler sur un site, il y aura donc une mise en valeur des objets tout cela dans un effort de les mettre en lien avec les beaux-arts, les arts appliqués etc. L’idée est plutôt de créer un écosystème de présentation des collections dans un contexte qui fait sens et de quelle manière une pratique en amène une autre…
Il y a quatre ans Genève a rejeté le grand projet Jean Nouvel. Un nouveau concours d’architecture devrait aboutir, penchez-vous pour l’ajout d’un bâtiment contemporain avec un vrai geste architectural ? Ou plus pragmatique, creuser sous la butte devant le musée et récupérer par exemple les bâtiments de l’École des Beaux-Arts ?
Mon idée va plus vers du «planning urbain» que de l’architecture, c’est-à-dire lier le
musée à la ville, aujourd’hui il ne l’est pas. Marc Camoletti avait le projet d’une pente
vers Genève avec des jardins à la française ce qui ne s’est pas fait pour des raisons budgétaires. Nous allons commencer les travaux de sondage sous la butte où nous avons
environ 7’000m2 exploitables. De la promenade du Pin, et en intégrant le bâtiment de
l’école d’art, nous créons un campus urbain unique, qui s’intégrera de manière naturelle dans le tissu urbain.
Le geste architectural ou le grand geste machiste n’aura pas lieu avec moi. Un modèle intéressant à cet égard, c’est Beaubourg, je ne parle pas de l’architecture en tant que telle, ce que j’admire c’est la manière dont on accède au bâtiment. On ne monte pas des escaliers majestueux. Une légère pente nous amène devant le musée et on y pénètre naturellement, en étant directement en contact avec les œuvres d’art. Trop de musées aujourd’hui sont encore dans cette idée issue du musée du XIXe siècle, de l’escalier majestueux à monter, avec cette idée que la culture, ça se mérite, que le musée est un temple dédié à une certaine élite.
On a tous nos souvenirs d’enfance, de visite au musée où l’on découvrait la salle des bustes antiques et celle des armures impressionnantes. Dans le nouveau Musée d’art et d’histoire, quelle place donneriez-vous à l’archéologie ou à la numismatique, aurons-nous des salles spécifiques.
C’est un mélange, un rythme à créer. Si on ne fait que des salles spécifiques ce n’est pas
intéressant. Prenez la salle des armures, non seulement on va la garder, mais on va la développer et retrouver cette atmosphère qui existait à l’origine, cette tension palpable.
Certaines salles d’archéologie, par exemple, vont rester centrées sur leur domaine spécifique, mais d’autres salles présenteront des objets archéologiques en interaction avec de la peinture classique par exemple. Quelles sont les influences de l’antiquité sur une certaine période, les réflexions se feront en vase communiquant avec d’autres salles du musée. Dans d’autres lieux nous aurons un focus sur le cabinet d’horlogerie par exemple.
À l’heure des réseaux sociaux et des images sur le téléphone, que peut apporter
de plus un musée?
Le contact physique. Pour moi le musée est un médium que l’on traverse physiquement. Au cinéma, au théâtre ou avec la littérature vous êtes spectateur, vous assistez au spectacle alors qu’une exposition se traverse physiquement. Chaque spectateur écrit sa propre chorégraphie, sa propre temporalité et kinesthésiquement on est relié aux œuvres, aux formes et aux couleurs… Physiquement quelque chose se passe.
Le confinement a mis en évidence ces visites virtuelles, au bout de trois jours on en avait
tous «ras le bol».
EN QUELQUES MOTS…
Qu’est-ce qui vous émeut…
…dans un objet ?
son usage.
…dans une peinture ?
sa capacité à se transformer de pigments
jetés sur une toile à un dispositif qui
échappe à notre intelligence.
…dans une sculpture ?
son aptitude à se plier et à se déplier.
…dans une photographie ?
son instantanéité.
…dans un livre ?
les marges, tous ces espaces encore vierges.
…dans une musique ?
sa manière unique de s’inscrire dans le
temps, comme un film.
…dans une architecture ?
l’espace négatif.
Si vous deviez choisir une œuvre…
…dans la peinture ?
tout Uccello.
…dans la sculpture ?
l’Urinoir de Duchamp (personne ne l’a
jamais vraiment vu, on ne connaît que
des reproductions).
…dans la musique ?
la bande-son de mon film préféré.
…dans l’architecture ?
une toile d’araignée.
…dans la littérature ?
Ulysse de James Joyce traduit en émoji.