Au milieu du désert texan, un ancien village fantôme est devenu la Mecque de l’art contemporain. Découverte à mille lieues du monde des foires.
On ne passe jamais à Marfa par hasard. Atteindre cette bourgade du Texas occidental, en plein désert, est une expérience en elle-même. À trois heures en voiture de l’aéroport d’El Paso (aucun vol direct depuis New York, encore moins depuis l’Europe), à sept heures de Houston et huit de Dallas, Marfa se mérite. Au bout du voyage, elle surgit comme un décor de film, traversée par une route principale et une ligne de chemin de fer, avec ses rues à angles droits et ses bâtiments bas peints en blanc. Fondée, au milieu de nulle part, en 1880, par une poignée d’éleveurs qui s’installent avec leurs troupeaux, elle devient une prospère cattle town dans les années trente, dotée d’un opéra, de salles de bal et d’un grand hôtel. Pendant la Seconde Guerre mondiale, l’installation d’une base militaire aux portes du village fait culminer la population à cinq mille habitants. Mais l’époque fastueuse de la petite ville est de courte durée , la fermeture de Fort D.A. Russell lors de la démobilisation et une sécheresse catastrophique pour le bétail précipitent son déclin dès les années cinquante.
Donald Judd y débarque en 1971. On comprend que le fondateur et théoricien du minimalisme ait été attiré par ce désert où rien de superflu n’arrête le regard, un paysage brut, tout à la fois lisse et puissant, où la tornade de sable au bout de l’horizon nous rappelle la force de la nature. À cette époque, l’artiste cherchait à s’installer dans le sudouest des États-Unis, loin des lieux habituels du monde de l’art, des musées et des galeries dont il jugeait les modes de présentation des œuvres inadéquates voire négligentes. Il était en quête d’espaces pour de grandes installations permanentes de ses pièces, ainsi que de lieux pour accueillir d’autres artistes. Selon Judd, ce n’est qu’en exposant un nombre significatif d’œuvres que l’on peut comprendre le cheminement d’un artiste, ses idées, ses intentions. Il privilégiait dans sa recherche des bâtiments fonctionnels, tels que des entrepôts, aux formes simples et organisés selon une structure claire. Marfa, dorénavant à l’abandon, lui offrait l’infrastructure dont il avait besoin.



Judd loue d’abord deux hangars transformés en entrepôts afin d’y livrer des œuvres de son exposition de l’été 1971 au Pasadena Art Museum. En 1973, il décide de les acheter et de les transformer à la fois en un espace de vie, de travail et de présentation de son art, qu’il nommera ultérieurement The Block ou La Mansana de Chinati. Suivant ces prérequis, il prévoit dans le bâtiment Est une vaste pièce principale avec une œuvre composée d’une superposition sur trois niveaux de compartiments carrés en fer galvanisé, montés contre le mur du fond afin d’imposer une vue frontale. Cinq autres sculptures, datant de 1963, sont réparties dans le reste de l’espace selon un rapport de proportions, de dimensions et de couleurs précisément déterminé par l’artiste. Il aménage ensuite l’entrée avec au mur trois de ses célèbres «piles» en métal ou combinant métal et plexiglas et, au sol, des pièces en acier et en aluminium ou en acier et en plexiglas marron. L’emplacement des œuvres a été précisément choisi afin que l’une n’empiète pas sur l’autre d’un point de vue optique. L’artiste aménage une partie du bâtiment Ouest en bibliothèque avec des étagères, des tables et des chaises construites selon ses propres plans. Dans une autre partie de l’édifice, il dispose ses premières sculptures faites à la main, peintes en rouge, de 1962-1963 et trois pièces de 1965 marquant la transition entre la production manuelle et la fabrication industrielle. Une pièce au sol en quatre parties d’acier et une pièce murale en acier et plexiglas, toutes deux de 1966, montrent que cette évolution s’est définitivement cristallisée en faveur de la production mécanique. Le motif de grille formé par les murs de briques d’adobe, la régularité des dalles du sol servent la précision et la rigueur de la présentation de ces œuvres auxquelles Judd a réfléchi pendant de longs mois, structurant l’espace, pensant le dialogue entre les pièces, déterminant les rapports entre couleurs, sans jamais obéir à des règles géométriques ou mathématiques mais en fonction de ce que son œil percevait et pouvait apprécier. Afin de développer le projet de présentation de son travail et de celui d’autres artistes, Judd approche la Dia Art Foundation, créée en 1974 dans le but de financer les projets artistiques qui, en raison de leur nature ou de leur ampleur, ne pouvaient pas l’être par les musées ou les galeries. En octobre 1978, la Dia achète deux hangars militaires situés sur le terrain de l’ancienne base Fort D.A. Russell, puis en décembre de la même année l’entrepôt de la Marfa Wool and Mohair Company. En tant que maître d’œuvre du projet, Judd est chargé de concevoir la rénovation et de planifier l’installation de ses œuvres mais aussi celles de Dan Flavin et de John Chamberlain. Au total, une quarantaine de bâtiments seront acquis par la Fondation, offrant à Judd une infrastructure exceptionnelle pour concrétiser son dessein. Mais au début de l’année 1983, la situation financière de la Dia se dégrade et la Fondation doit réduire la voilure. En 1987, les biens mobiliers et les œuvres sont transférés à une autre Fondation, la Chinati Foundation, chargée de leur entretien et de leur valorisation ainsi que de l’aboutissement de plusieurs projets. En 1991, Monument to the Last Horse de Claes Oldenburg et Coosje van Bruggen est inauguré, suivi à l’automne 1993 par School No. 6 d’Ilya Kabakov. Flavin n’achèvera toutefois les plans de son Untitled (Marfa project) qu’en 1996, deux ans après la mort de Judd. La Chinati Foundation poursuit les volontés de l’artiste notamment par l’installation, en 2005, de Words (1958-1972), de Carl Andre, et par la commande d’une œuvre à Robert Irwin (Untitled (dawn to dusk), 2016), mais aussi en créant des liens avec des universités, en organisant des symposiums, des ré- sidences et en mettant en place des programmes d’activités éducatives et d’expositions. Les œuvres les plus spectaculaires demeurent celles de Judd: 15 untitled works in concrete (1980-1984) et 100 untitled works in mill aluminum (1982-1986), ensembles de parallélépipèdes rectangles de même volume placés de manière à créer des combinaisons de lignes, de formes géométriques, de zones d’ombres et de lumières sans cesse recomposées en fonction de la course et de la position du soleil.

Judd Foundation, Marfa, Texas
Photo Alex Marks © Judd Foundation

La Mansana de Chinati/The Block,
Judd Foundation, Marfa, Texas
Photo Alex Marks © Judd Foundation. Donald
Judd Art © Judd Foundation / Artists Rights
Society (ARS), New York

Judd Foundation, Marfa, Texas
Photo © Florian Holzherr. Courtesy Judd
Foundation

Marfa, Texas
Photo © Elizabeth Felicella. Courtesy
Judd Foundation. Donald Judd Art © Judd
Foundation

de Chinati/The Block,
Judd Foundation, Marfa, Texas
Photo Matthew Millman © Judd Foundation

Marfa, Texas
Photo © Elizabeth Felicella. Courtesy
Judd Foundation. Donald Judd Art © Judd
Foundation / Artists Rights Society (ARS),
New York
Entre 1988 et 1992, Judd fera l’acquisition, pour son usage personnel, de plusieurs bâtiments des années trente alors inoccupés: une banque, un supermarché, un hôtel, etc. Chacun de ces lieux était destiné à remplir une fonction spécifique, par exemple un studio d’art, un bureau d’architecture. Aujourd’hui, la Cobb House et le Whyte Building adjacents présentent une sélection de tableaux de Judd datant de 1956 à 1962, permettant ainsi de se familiariser avec les débuts de l’artiste en tant que peintre et avec des œuvres qui marquent la transition de la peinture aux objets tridimensionnels. À l’étage supérieur de l’ancienne Marfa National Bank, il meuble son «Architecture studio » de pièces d’Alvar Aalto, Ludwig Mies van der Rohe ou encore Gerrit Rietveld. Ses dessins d’architecture sont classés dans des carnets ou simplement empilés et déposés sur des bureaux et des étagères, comme s’il venait à peine de quitter les lieux.
Dans son « Art Studio », un ancien supermarché, situé à quelques pas, il aménage l’espace avec de longues tables de travail et des étagères sur lesquelles se trouvent toujours du matériel de documentation, des dessins et photographies, des échantillons de matériaux et des prototypes.
L’installation de nouvelles œuvres par la Chination Foundation et l’ouverture à la visite de plusieurs lieux grâce à la Judd Foundation enrichissent l’offre artistico touristique de la bourgade. Les historiens de l’art, collectionneurs, amateurs, visiteurs se font plus nombreux. Les mécènes aussi. Au début des années deux mille, plusieurs fondations ouvrent des espaces d’art tel que Ballroom Marfa, créé en 2003 , inaugurent des résidences artistiques ou littéraires et soutiennent financièrement des projets comme Prada Marfa, une œuvre des trublions Elmgreen&Dragset. Un fac-similé des boutiques de la marque, un mirage de consumérisme surgissant de la poussière le long de la Highway 90 qui incarne tout ce à quoi les habitants de longue date à Marfa cherchent à échapper : le blingbling et le consumérisme. Un clin d’œil jubilatoire mais pas sans arrière pensée. Chaque année voit un nouvel artiste s’installer. Les galeries, absentes avant le début des années deux mille dix, ouvrent petit à petit leurs portes. Un riche avocat de Houston se livre depuis quelques années à une frénésie d’acquisitions immobilières, comme l’avait fait Judd avant lui. Il créé une librairie, convertit une ancienne coopérative agricole en salle de spectacles, de concerts intimistes et de projections de films d’art et d’essai, mais il fait aussi construire un hôtel, ouvre un bar et un restaurant. Une partie des habitants craint qu’il ne fasse main basse sur la ville et ne dévoie son âme. D’autres perçoivent en ses initiatives une contribution à l’attractivité du lieu, nécessaire pour attirer les touristes afin de dynamiser les espaces d’art, créer des emplois, et faire que la petite ville continue à vibrer. Car l’économie de Marfa est précaire. Si les prix de l’immobilier ont explosé et si les vêtements dans les boutiques se négocient à plusieurs centaines de dollars, 25% de la population vit sous le seuil de pauvreté et le revenu annuel moyen par habitant est l’un des plus bas de Texas. Et pour un grand nombre de celles et ceux installés à l’année, cumuler plusieurs travails pour avoir un salaire décent, est nécessaire. Mais les maisons, achetées à prix d’or par des multimillionnaires qui se projetaient dans Marfa comme dans une villégiature de luxe à l’image de Miami, sont rapidement remises en vente. Rien n’est figé dans l’offre culturelle : des fondations baissent le rideau quand d’autres ouvrent, des espaces artistiques naissent quand d’autres meurent. Marfa vit surtout en fin de semaine, même à Pâques le calme règne, une atmosphère d’entre-soi se savoure. Son isolement, qui avait séduit Judd en son temps, sa résilience au consumérisme, à l’art marchand, le sceau « minimaliste » que l’artiste avait apposé, est certainement le garant de son âme.