Propos recueillis par Camille Lévêque-Claudet
À Palerme, par une chaude après-midi de juillet, nous nous installons avec Massimo Valsecchi sur un banc de pierre, à l’ombre, dans la luxuriante cour du jacaranda du Palazzo Butera. Ce palais de la seconde moitié du XVIIIe siècle, dont la vaste terrasse surplombe la mer, jouit d’une situation privilégiée, au cœur de la Kalsa, un quartier historique de la ville, longtemps abandonné et aujourd’hui en pleine renaissance. Massimo Valsecchi en a fait l’acquisition avec son épouse Francesca Valsecchi à la fin de l’année 2015. Ils en ont financé la restauration pilotée par Marco Giammona ainsi que l’aménagement architectural et muséographique conçu par Giovanni Cappelletti (2016-2020), fruit d’un travail d’observation précis, sensible, de choix pertinents pour, à la fois comprendre véritablement le bâtiment depuis ses entrailles qui sont révélées grâce à des points d’observation, derrière les plafonds peints ou sous la charpente, et pour prendre la mesure de l’enveloppe globale de l’édifice depuis le faîte des toits. Les salles d’exposition du rez-de-chaussée accueillent les dessins, peintures et sculptures d’artistes que Massimo Valsecchi avait exposés dans sa galerie milanaise, parmi lesquels Claudio Costa, Anne et Patrick Poirier, Tom Phillips, Elisabeth Scherffig et David Tremlett. Dans les deux étages supérieurs, sous les fresques baroques, est présentée une sélection de pièces de la collection éclectique du couple : de la peinture ancienne, des créations de Gilbert & George et d’Andy Warhol ainsi que leur extraordinaire collection d’argenterie et de verrerie (Dresser, Fabergé, Loetz, Tiffany…).
Les premiers mots s’échangent à la fois en français et en italien. Il faut toutefois choisir une langue pour l’entretien. Massimo Valsecchi opte pour le français.
Je suis un produit suisse. Je suis d’abord allé à l’école en Suisse, aux Diablerets. Puis, quand nos parents sont retournés en Italie, avec mon frère nous avons fait une petite révolte car nous ne vou-lions pas rester seuls vivre en Suisse. Nos parents nous ont inscrits à l’école suisse allemande de Gênes. L’éducation suisse m’a donné les bases de la culture, de l’histoire, de l’histoire de l’art. Elle m’a également appris le respect pour la nature et les traditions.
Quels sont vos premiers contacts avec le milieu artistique, hors de l’apprentissage scolaire ?
Je suis un autodidacte. Je ne viens pas d’une fa-mille d’intellectuels. Mes parents s’intéressaient davantage au sport qu’à l’art contemporain. On avait juste quelques céramiques de Pablo Picasso, achetées à Vallauris pendant les vacances, parce que c’était un artiste connu et c’était plaisant pour mes parents. Une rencontre fortuite, pendant des vacances sur la Côte d’Azur m’a toutefois marqué.
Nous logions au Carlton de Cannes. J’avais sept ans et je me suis retrouvé dans l’ascenseur avec le grand collectionneur Calouste Gulbenkian. Il te-nait une orchidée dont j’ai reconnu l’espèce. Il a été très étonné qu’un enfant de sept ans puisse re-connaître l’espèce et par sympathie m’a proposé de me montrer des œuvres. Un autre événement mar-quant pour moi a été la visite à neuf ans d’un palais privé qui abritait une collection très importante. J’ai ainsi découvert un monde avec ses mille ans d’histoire beaucoup plus complexe que celui dans lequel je vivais. Un espace nouveau s’est ouvert à moi lorsque j’ai pris conscience qu’il n’y avait pas seulement la contemporanéité mais qu’il y avait des endroits où toute l’Histoire était revisitée et re-mise dans une possibilité de futur, avec cette possi-bilité de la regarder d’une façon différente.
Quand avez-vous commencé à constituer une collection ?
J’ai commencé à collectionner à quinze ans. J’achetais des œuvres du peintre Lino Schenal, qui vivait à Paris et passait ses étés à Portofino. À dix-neuf ans, ma chambre était remplie d’œuvres de Schenal et nous sommes devenus amis. C’est une rencontre qui a changé ma vie car j’ai commencé avec lui à comprendre comment les artistes fonctionnaient et pensaient. Plus tard, dans les années soixante, j’ai rencontré Francesca à Londres, et avec elle nous avons commencé à constituer une véritable collection d’art contemporain.
Après une expérience de courtier, vous ouvrez votre première galerie, à Milan. Comment s’est opéré ce changement ?
Je vivais à Londres et j’avais commencé à être im-pliqué dans le milieu de l’art contemporain. Quand je rentrais à Gênes, je m’intéressais à ce qui se pas-sait dans ce milieu. J’ai suivi les débuts de la galerie La Bertesca, fondée en 1966 par Francesco Masnata et Nicola Trentalance, que je connaissais bien. Ils étaient les premiers, avec Gian Enzo Sperone à Turin, à présenter en Italie les artistes pop améri-cains : Roy Lichtenstein, Andy Warhol, Jim Dine… C’est également dans leur galerie que Germano Celant a monté en 1967 la première exposition d’Arte povera. Masnata et l’artiste Claudio Costa m’ont encouragé à ouvrir une galerie à Milan. Je n’étais pas un professionnel, je ne connaissais pas ce monde de l’intérieur, je le regardais depuis l’exté-rieur et pourtant ils m’ont proposé d’ouvrir la gale-rie La Bertesca à Milan en 1971. Je décidais du pro-gramme et ils m’apportaient leur soutien. Ce n’était pas une succursale, j’échangeais avec Masnata ; j’avais libre choix et je montais mes propres projets.
Vous avez ensuite ouvert votre propre galerie ?
Après trois ans de collaboration, j’ai eu envie d’avoir ma propre galerie. Je trouvais aussi compli-qué de devoir organiser la circulation des œuvres ou de certaines expositions, comme celle dédiée à Daniel Spoerri, en 1973, d’une galerie à l’autre. Je me suis mis en quête d’un lieu et la chance a voulu que je tombe sur un espace qui, contraire-ment à celui de la galerie La Bertesca, avait une histoire. Sous une couche de saleté se cachait un magnifique plafond à caissons de la Renaissance. Le lieu se révélait être la Monnaie ducale, conçue par Bramante, le plus important architecte de la cour de Ludovico Sforza. Alors qu’aux États-Unis et en Angleterre s’imposait l’idée du White Cube ou de la Black Box, une entreprise de tabula rasa qui me semblait erronée, c’était pour moi le lieu idéal où les artistes contemporains pouvaient venir se confronter à l’art ancien.
C’est cette confrontation, cette relation entre passé et présent que vous avez cherché à construire avec les artistes ?
C’est quelque chose que je fais depuis plus de cin-quante ans, trouver un juste équilibre entre pas-sé et présent en imaginant des projets pour le fu-tur. Alors que j’étais encore dans ma précédente galerie, La Bertesca, un bel espace mais un espace sans histoire, j’ai proposé à Gerhard Richter, à qui j’avais acheté deux tableaux à la Biennale de Venise de 1972, de construire un dialogue inédit avec Le Titien, en lui commandant cinq variations de l’Annonciation de la Scuola Grande di San Rocco à Venise. J’avais dit à Richter : « Tu es un artiste contemporain mais un artiste contemporain avec une qualité de peinture comme celle du Titien. Ce serait bien que tu voies La Crucifixion du Titien à l’Escorial, que tu voies que c’est comme une pein-ture abstraite du XVIe siècle. Tu es un artiste dans la même veine, pourquoi ne pas créer un dialogue en interprétant un tableau du Titien ? » Quand j’étais en train de construire cette idée, quand elle se matérialisait, je regrettais d’avoir à disposition un espace quelconque. J’ai trouvé l’espace que je cherchais trop tard. Quand le projet a été finali-sé, les œuvres réalisées, j’étais en train de changer de galerie et j’ai essayé de convaincre Richter d’at-tendre six mois afin de pouvoir mener à terme les travaux de restauration, mais il ne voulait pas pa-tienter et a montré le projet à La Bertesca, que je venais de quitter et qui avait été reprise par Andrea Contini.
Cette recherche de rapport visuel entre pas-sé et présent frappe d’emblée quand on visite le Palazzo Butera.
Il ne faut pas vivre seulement dans la contempo-ranéité, ni dans le passé. Il faut vivre dans l’idée que le passé est un départ pour une ouverture vers différentes histoires et différentes cultures. Je mène des projets pour faire de l’art – et surtout l’art contemporain – un catalyseur entre le passé et le présent afin de produire des idées pour l’ave-nir. L’idée avait commencé à germer en 2002 alors que j’étais invité à donner des cours à l’universi-té de Milan. En 2004, j’ai collaboré à l’organisa-tion d’une exposition [Il Tesoro della Statale] pour célébrer les quatre-vingts ans de la Fondation de l’université de Milan en présentant pour la pre-mière fois au public des pièces issues de tous les grands départements de l’université (sciences hu-maines, botanique, médecine, minéralogie…) aux côtés d’œuvres de cinq artistes contemporains. Je voulais que cette exposition encourage les gens à voir les choses d’une autre manière, combiner dif-férentes choses issues des sciences et de l’huma-nisme, et pas seulement chronologiquement, afin de susciter des liens et, par conséquent, d’avoir une perception plus complexe du monde. C’était le point de départ d’un projet plus vaste, d’un mu-sée universitaire lié aux laboratoires de recherche de l’université et qui aurait intégré notre collec-tion, mais les obstacles politiques, administratifs et financiers n’ont pas permis l’aboutissement de ce projet.
La Sicile n’était donc pas votre premier choix. Comment êtes-vous arrivé à Palerme ?
L’université de Palerme m’avait invité à faire un projet comme celui qui était prévu pour Milan. Il n’a pas non plus abouti, mais avec Francesca nous avons pris conscience que Palerme était l’endroit idéal et que nous le lancerions à titre privé. Goethe disait que pour comprendre l’Italie, on devait venir en Sicile. Je pense que c’est même l’Europe qui doit venir en Sicile, terre d’échanges, de ren-contres et de contaminations, pour comprendre son identité. Palerme et la Sicile peuvent jouer un rôle fondamental pour repenser une Europe en crise d’identité. Son histoire est une histoire de migration, elle qui a vécu dix mille ans d’invasions et d’échanges, de coexistence entre les cultures. En réalisant ce projet en Sicile, je voulais contri-buer à aider Palerme à sortir d’un siècle d’iner-tie, de mauvaise gestion, de mafia et lui permettre de retrouver l’identité internationale qu’elle avait jusqu’au XIXe siècle.
Comment définiriez-vous le Palazzo Butera ?
Nous n’avons pas fait l’acquisition du Palazzo Butera uniquement pour le restaurer et y présenter notre collection, mais pour en faire un laboratoire de contextualisation du passé à travers un dialogue avec le contemporain. Cet édifice emblématique est un point de contact entre Palerme et le reste du monde. Un lieu ouvert où les chercheurs comme les artistes et toutes les disciplines, cultures et centres d’intérêts sont accueillis afin d’inspirer de nouvelles façons de penser, de vivre et d’agir. C’est un modèle alternatif à l’université d’aujourd’hui qui se spécialise à outrance et qui, soumise à une pression politique et économique, cherche davan-tage à se préserver qu’à innover. Un modèle aus-si alternatif à celui du musée actuel, qui se focalise trop selon moi sur la conservation. Je souhaite re-venir au musée de John Tradescant qui, lorsqu’il a pensé l’Ashmolean Museum d’Oxford, a imaginé un espace qui était fait pour les échanges pour le futur et pas seulement un lieu figé de présentation de trésors de l’histoire et de l’art.
Nous avons multiplié les collaborations et les par-tenariats, avec l’université d’Oxford et de Rome et l’Institut français, par exemple. Avec l’Institut suisse, nous avons notamment créé le programme Palermo Calling qui consiste à accueillir chaque année un artiste ou un chercheur pendant trois mois au Palazzo Butera. De tels projets vont en-core davantage se développer avec l’ouverture prochaine du Palazzo Piraino, adjacent, qui de viendra un centre d’études. Les Siciliens ont été contraints de partir à l’étranger pour étudier ; je veux susciter l’envie et offrir la possibilité de ve-nir à Palerme. Faute de lieux d’expositions et de collectionneurs, les artistes contemporains l’ont quittée, c’est important qu’ils reviennent et qu’ils se nourrissent de son histoire extraordinaire. Le projet doit continuer à être vivant, continuelle-ment actif, être toujours un lieu où les gens se rencontrent, échangent, apprennent et se for-ment. Le Palazzo Butera n’est pas une fin en soi, c’est un point de départ. J’espère que d’autres fe-ront des choix similaires au nôtre et que Palerme redeviendra un lieu d’échange international et que l’art contemporain se retrouvera au centre de la vie culturelle et artistique palermitaine. J’espère même que d’ici cent ans, il y aura des personnes qui feront beaucoup mieux que ce que nous es-sayons de faire maintenant.