MÉCÈNE, Ô MON APPUI, Ô MA DOUCE GLOIRE

Arthur Dreyfus
Le 16 avril 2019, sur les braises du feu qui ravagea Notre-Dame, la plupart des grands groupes français se pressaient pour participer à sa reconstruction. Dans un pays normal, on aurait applaudi la promp-titude de ces initiatives. La France n’est pas un pays normal : nombre de médias ont aussitôt conspué la « fausse générosité du capitalisme et des grandes fortunes », qui ne viserait qu’à « obtenir des profits symboliques et des ristournes fiscales ». En omettant de souligner que le plafond de ces dons s’avère limité à 0,5% du chiffre d’affaires annuel. La mode est au procès d’intentions, selon une devise fort chrétienne, voulant que les riches soient tous mal intentionnés, et l’argent incompatible avec l’amour de la beauté. Sans mettre tous les milliardaires dans le même panier, un tel cliché témoigne d’une méconnaissance des liens qui unissent depuis toujours les artistes et leurs mécènes. Toi qui comptes des rois parmi tes aïeux, Mécène, ô mon appui, ô ma douce gloire, chantait Horace, né en 65 avant J.-C., à son protec-teur Caius Cilnius Mæcenas, dit Mécène, ce descendant d’une lignée princière qui voua son existence aux arts et aux lettres dans la Rome antique. Sa distinction et son goût furent ainsi opposés par les poètes à l’autorité, à la rudesse de l’empereur Auguste – démontrant qu’il existe chez les puissants deux modes d’entrée dans la postérité. Soit la voie militaire, consistant à conquérir des terres. Soit la voie mécé-nique, consistant à conquérir… des vers. Mais quand l’idée de...

Le 16 avril 2019, sur les braises du feu qui ravagea Notre-Dame, la plupart des grands groupes français se pressaient pour participer à sa reconstruction. Dans un pays normal, on aurait applaudi la promp-titude de ces initiatives. La France n’est pas un pays normal : nombre de médias ont aussitôt conspué la « fausse générosité du capitalisme et des grandes fortunes », qui ne viserait qu’à « obtenir des profits symboliques et des ristournes fiscales ». En omettant de souligner que le plafond de ces dons s’avère limité à 0,5% du chiffre d’affaires annuel. La mode est au procès d’intentions, selon une devise fort chrétienne, voulant que les riches soient tous mal intentionnés, et l’argent incompatible avec l’amour de la beauté. Sans mettre tous les milliardaires dans le même panier, un tel cliché témoigne d’une méconnaissance des liens qui unissent depuis toujours les artistes et leurs mécènes.

Toi qui comptes des rois parmi tes aïeux, Mécène, ô mon appui, ô ma douce gloire, chantait Horace, né en 65 avant J.-C., à son protec-teur Caius Cilnius Mæcenas, dit Mécène, ce descendant d’une lignée princière qui voua son existence aux arts et aux lettres dans la Rome antique. Sa distinction et son goût furent ainsi opposés par les poètes à l’autorité, à la rudesse de l’empereur Auguste – démontrant qu’il existe chez les puissants deux modes d’entrée dans la postérité. Soit la voie militaire, consistant à conquérir des terres. Soit la voie mécé-nique, consistant à conquérir… des vers.

Mais quand l’idée de mécénat, avant d’être désignée par un mot, s’esquisse-t-elle dans l’histoire ? Trois millénaires plus tôt, les Pharaons rémunéraient déjà les architectes les plus doués de leur époque pour édifier les pyramides qui assureraient leur hégémonie. L’équation a toujours été la même : les hommes de pouvoir n’ont pas le temps ni la capacité de créer, et les artistes n’ont pas le temps ni la capacité de gouverner. Les uns ont besoin des autres. Faisons un saut dans le temps : on ne peut pas dire que le premier christianisme ait protégé les arts. Au contraire, la création païenne fut largement détruite. Mais cette attaque de l’art profane ferait éclore un mécénat religieux surpuissant. Des manuscrits enluminés aux peintures sa-crées, en passant par les monastères ou les cathédrales, l’art européen reposera pendant des siècles sur une dépendance réciproque entre l’Église et les créateurs.

Au-delà du pouvoir ecclésiastique, à mesure qu’un pouvoir politique s’installe dans les capitales, de riches collectionneurs saisissent que les œuvres qu’ils possèdent consolident leur influence. Mais n’agissent-ils que par intérêt ? Tout porte à croire que Laurent de Médicis, qui prit sous sa protection des créateurs aussi variés que Michel-Ange, l’archi-tecte Giuliano da Maiano, le sculpteur Andrea del Verrocchio, ou Pic de la Mirandole – qu’on surnommait « le philosophe adolescent » –, fut un authentique amoureux de la grâce. Il ne suffit pas de dépenser pour être mécène : encore faut-il savoir élire les bons génies. Vincenzo Giustiniani, principal bienfaiteur de Caravage, François 1er, qui invita Vinci au Clos Lucé, ou l’empereur Rodolphe II, qui logea Brueghel en son château de Prague – sans oublier Marie-Laure de Noailles, qui fi-nança les premiers films de Cocteau et de Buñuel –, en savent quelque chose. Du côté de la musique, de Vivaldi à Mozart, de Beethoven à Tchaïkovski, c’est encore plus flagrant : notre patrimoine commun n’aurait jamais existé sans le gage ni la passion d’innombrables mé-cènes, à qui les compositeurs dédièrent tant de partitions.

La critique actuelle d’un certain mécénat est inséparable d’une ques-tion philosophique ancestrale : qu’est-ce que le bien ? En estimant que « la vraie générosité ne peut être motivée par l’intérêt personnel », Sénèque ne nous aide guère. Car les causes qui déterminent les choix intimes sont mixtes par nature. Lorsque la photographe Nan Goldin part en croisade contre la famille Sackler dont le nom trône dans de glorieux musées, mais dont le laboratoire a entraîné l’horrible crise des opiacés, nous ne pouvons que la soutenir. Mais l’idée qu’il existerait un mécénat « pur » nous semble inquiétante : les quêtes obsessionnelles de pureté ne sont pas de bon augure. Coco Chanel, qui fut aussi démoniaque que charitable selon les périodes, résolut mieux que Sénèque la question philosophique évoquée, en renver-sant simplement les termes de l’équation : « La vraie générosité, jurait la styliste, c’est d’accepter l’ingratitude. » Quant à savoir si Bernard Arnault, François Pinault, les groupes Prada ou Cartier marqueront l’histoire de l’art comme Giorgio Vasari – qui fit bâtir les Offices –, elle exige d’être patient. Nous ne saurons que demain si les créateurs d’aujourd’hui ont produit, ou non, de l’art comptant pour rien. Les authentiques mécènes prennent ce risque : croire au futur.

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