Ce peintre chemine entre rêve et cauchemar, plus réels que la réalité.
Ses fleurs chatoyantes annoncent Pierre Bonnard ; son Sacré-Cœur et son Rêve pourraient avoir été peints par Gustave Moreau ; les couleurs à la fois intenses et tendres de son Calvaire le situent entre Gauguin et Maurice Denis ; ses chevaux en apesanteur annoncent Chagall ; ses représentations d’yeux immenses, de cyclopes ou de monstres oniriques préfigurent l’univers surréaliste ; enfin, certaines de ses toiles nous conduisent aux portes de la peinture abstraite. Pourtant, malgré tous ces cousinages et toutes ces anticipations, Odilon Redon ne ressemble à personne.
À l’âge mûr, il écrivit un texte intitulé Confidences d’artiste, qui commence par ces lignes révélatrices : « J’ai fait un art selon moi. Je l’ai fait avec les yeux ouverts sur les merveilles du monde visible, et, quoi qu’on en ait pu dire, avec le souci constant d’obéir aux lois du naturel et de la vie. » C’est sans doute cette certitude candide qu’il eut de peindre un monde partagé par tous, le monde même de la nature, qui donne à son œuvre si étrange sa force convaincante.
Car le monde des songes, pour Odilon Redon, c’est le monde visible, le monde réel. Par la force de l’imagination, ce qu’il voit en lui-même, il le voit hors de lui. Dans ses Confidences d’artiste, il écrit encore : « Toutes les erreurs de la critique commises à mon égard à mes débuts, furent qu’elle ne vit pas qu’il ne fallait rien définir, rien comprendre, rien limiter, rien préciser, parce que tout ce qui est sincèrement et docilement nouveau – comme le beau d’ailleurs – porte sa signification en soi-même ». Autrement dit, la critique cherchait des dissonances entre le monde du peintre et le monde tout court, et bien sûr elle en trouvait, incapable de comprendre que l’artiste ne se livrait pas à des inventions arbitraires, mais approfondissait le champ du visible. L’expression la plus révélatrice, dans la phrase qu’on vient de citer, c’est : « sincèrement et docilement nouveau ». Elle dit le caractère essentiellement honnête et sage de cet artiste, ennemi de tout tapage, étranger à toute provocation, dont les audaces sont tranquilles, involontaires et comme silencieuses. Ses inventions, qui paraissent forcer la nature, au contraire lui obéissent « docilement ».
Même ses créatures les plus bizarres sont pour lui naturelles, telle une floraison tapie au cœur du monde végétal, qui recèle « des tendances secrètes et normales de la vie. […] Je crois avoir obéi à ces intuitives indications de l’instinct dans la création de certains monstres. » Autrement dit, il n’invente pas l’anormal, il va seulement le cueillir au plus intime de la nature.
Cela ne veut pas dire qu’il peignait sans effort et sans douleur. Le peintre qui croit avoir atteint son but, affirmera-t-il, n’est pas un artiste véritable : « Il n’a pas le tourment sacré dont la source est dans l’inconscient et l’inconnu ; il n’attend rien de ce qui sera. J’aime ce qui ne fut jamais ». Si d’un côté sa peinture est aisée, docile au réel qui s’impose à lui, d’un autre côté elle est indissociable d’une attente, d’une quête, d’une souffrance. « Ce qui distingue l’artiste du dilettante », écrit-il encore, « est seulement dans la douleur qu’éprouve celui-là. » Il y a quelque chose de proprement tragique dans la formule : « J’aime ce qui ne fut jamais ». Certes, elle peut simplement signifier : j’aime créer du neuf. Mais elle signifie aussi : je n’ai aucun espoir d’atteindre jamais ce que j’aime.
Cette souffrance essentielle explique peut-être que les êtres imaginaires créés par Odilon Redon soient souvent inquiétants, voire effrayants. Ce n’est pas un hasard s’il a illustré les œuvres d’Edgar Poe ou la Tentation de saint Antoine de Flaubert, et rendu hommage à Goya par une série de lithographies auxquelles il a donné des titres peu rassurants : « La fleur de marécage, une tête humaine et triste », ou encore : « Au réveil j’aperçus la déesse de l’intelligence au profil sévère et dur ».
L’écrivain Joris-Karl Huysmans, le fameux auteur d’À Rebours, ne pouvait qu’être fasciné par un tel peintre. Voici en quels termes il commenta ces lithographies : « Telles les visions évoquées dans son nouvel album dédié à la gloire de Goya, par Odilon Redon, le Prince des mystérieux rêves, le Paysagiste des eaux souterraines et des déserts bouleversés de lave ; par Odilon Redon, l’Oculiste Comprachico de la face humaine, le subtil Lithographe de la Douleur, le Nécromant du crayon […]. »
Cette description, à vrai dire, est plus effrayante que les œuvres mêmes de Redon. Rappelons que les comprachicos (acheteurs d’enfants), un mot dont Victor Hugo fit la fortune, étaient des bandits mythiques, qu’on accusait de contraindre les corps de leurs petites victimes de manière à en faire des nains difformes, propres à amuser les cours princières. Le nécromant n’est guère moins épouvantable. Huysmans incontestablement force le trait.
La vérité, c’est que l’œuvre de Redon est ambivalente ; simultanément sombre et heureuse. Obstinément noire et somptueusement colorée. Le rêve en elle tourne au cauchemar, et le cauchemar se dénoue dans le rêve. Cette dualité, rien ne la traduit mieux qu’un thème obsessionnel chez lui, le thème de l’œil. Les tableaux et gravures qui le représentent sont innombrables, et le font surgir là même où nous l’attendons le moins. Ainsi dans la série de lithographies intitulées Les origines, le peintre représente un œil-fleur et un « Polype cyclope », anémone de mer qui est en même temps face humaine, trouée d’un œil énorme. Dans les lithographies dédiées À Edgar Poe, un ballon dont la nacelle est une tête d’homme figure un œil immense dont les cils hérissés répondent aux cordes qui soutiennent la tête humaine. Le Sacré-Cœur n’est-il pas un œil étrange ? La Tête de Persée (tête coupée, qui repose dans un plat, alors que c’est Persée qui a tranché la tête de la Gorgone) ne regarde-t-elle pas la vie d’un œil terrible ? Mais l’œil, même fixe, même terrifiant, même échappé du visage, c’est aussi le plus puissant symbole de vie et de conscience. Il affronte la nuit hantée et se réjouit du jour aux couleurs éclatantes.
Toute sa vie, Redon cheminera entre rêve et cauchemar, qui sont comme les saisons de son âme créatrice. Durant une longue période, il s’est cantonné dans la couleur noire. Mais lorsqu’il a secoué ce sombre joug, sa peinture fut comme Perséphone remontant des Enfers au printemps, couvrant la nature d’une floraison diaprée, sachant qu’elle devra redescendre sous terre à la venue de l’hiver, mais d’autant plus avide de respirer dans la lumière, et d’offrir cette lumière aux hommes.
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NB. Redon : rêve et réalité, Kunstmuseum, Winterthur, du 11 mars au 30 juillet 2023
Les citations sont tirées d’Odilon Redon, À soi-même, José Corti, 1961