Le Musée d’art moderne de Paris propose la première rétrospective française jamais consacrée à Gabriele
Münter, peintre expressionniste allemande, membre fondatrice du groupe Der Blaue Reiter. Forte de cent
cinquante oeuvres, l’exposition poursuit le travail du musée parisien de présentation de grands figures
féminines de l’art moderne, après celle de 2023 consacrée à Anna-Eva Bergman.
Une des vertus du vaste mouvement de redécouverte des femmes artistes qui s’est emparé du milieu muséal depuis une dizaine d’années est d’avoir remis en lumière de nombreuses peintres qui étaient avant tout connues du public, voire des spécialistes, comme des « femmes de », c’est-à- dire comme les épouses ou compagnes d’hommes, peintres ou sculpteurs, plus célèbres qu’elles. Le sort de ces artistes femmes, moins oubliées que d’autres en vertu de leur relation avec de grands noms, était peu enviable : ceux qui ne connaissaient pas bien leur travail supposaient sans trop de problèmes qu’elles ne devaient leur talent qu’à la fréquentation de leur compagnon et que leur style n’était probablement qu’une imitation du leur. Et, plus insidieusement, on se disait que si elles n’avaient été les épouses d’Arp, Hartung ou Pollock etc., jamais on n’aurait entendu parler d’elles. Double punition.
Gabriele Münter a été la compagne de Vassily Kandinsky pendant un peu plus de dix ans mais sa carrière longue de soixante années ne se limite pas à la rencontre et à la décennie pourtant féconde de travail avec le peintre russe et ses amis à Munich. Et l’œuvre de Münter, si elle est proche de celle de Kandinsky au début, s’en détache rapidement pour poursuivre une voie bien personnelle.

Paysage avec cabane au couchant, 1908
Huile sur papier contrecollée sur carton
33 x 40,8 cm, Kunstsammlungen Chemnitz
– Museum Gunzenhauser ; propriété de la
Fondation Gunzenhauser
Crédit : Kunstsammlungen Chemnitz/PUNCTUM/Bertram
Kober © Adagp, Paris, 2025
Gabriele Münter naît à Berlin en 1877. Comme beaucoup de femmes artistes, c’est parce qu’elle appartient à la bourgeoisie aisée qu’elle peut s’adonner librement aux Beaux-Arts, qu’elle pratique d’abord en dilettante en prenant des cours dans une école privée à Düsseldorf. Mais la révélation de son talent a lieu bien loin de l’Allemagne et du domaine de la peinture. De 1898 à 1900, Münter entreprend un long séjour aux États-Unis, où ses parents avaient vécu avant sa naissance et où réside toujours une de ses tantes. Alors qu’elle se trouve dans le très reculé Texas, Münter achète un des premiers appareils photo portables Kodak (mis au point en Amérique, quelques années auparavant) et réalise plusieurs centaines de clichés, sans expérience préalable. Les cadrages sont audacieux, les sujets originaux et, déjà, ses thèmes de prédilection émergent : la femme, l’enfance, le paysage. La photographie, invention récente, est un instrument de liberté loin des académies, essentiellement masculines et misogynes, qui régissent encore la peinture. L’exposition s’ouvre sur ces clichés étonnants.
Quand elle s’installe à Munich, en 1901, Münter s’inscrit à une autre école d’art privée (celles publiques n’acceptant pas les femmes). Visitant un jour une exposition de l’association Phalanx, elle y découvre un paysage d’un dénommé Kandinsky, La vieille ville, qu’elle qualifiera plus tard de « solaire ». Elle décide de s’inscrire aux cours de l’association, où elle fréquente notamment le cours de nu confié à l’artiste russe. À l’été 1902, elle participe aux cours de peinture en plein air de Phalanx son premier tableau conservé date de cette époque. Elle réitère l’opération à l’été 1903 et à cette occasion exécute pour la première fois de petits paysages à l’huile en pleine nature, avec une technique néo-impressionniste, en peignant au couteau, comme Kandinsky. Pendant ce séjour, elle officialise sa relation avec celui-ci, pourtant marié.

À l’écoute [Portrait de
Jawlensky], 1909
Carton, 49,8 x 66,4 cm
Munich, Lenbachhaus ;
donation Gabriele Münter, 1957
Crédit : Städtische Galerie im Lenbachhaus
und Kunstbau München, Gabriele Münter
Stiftung 1957 © Adagp, Paris, 2025
Kandinsky, avec qui elle voyage beaucoup, lui enseigne également la gravure – la xylographie en couleurs en particulier. Après les photographies américaines, l’exposition se poursuit avec les estampes de Münter. On y découvre une jeune artiste qui maîtrise rapidement tous les procédés techniques et délivre de belles feuilles, où elle fait sienne la leçon moderne de Vallotton, apprise à Paris, où les formes sont de grandes masses contrastées. Münter réside un peu plus d’un an dans la capitale des arts avec Kandinsky, entre 1906 et 1907. Alors que s’y déchaîne depuis déjà plus d’un an le mouvement fauve initié par Matisse et Derain, Münter est curieusement bien moins novatrice en peinture qu’en gravure. Elle continue à peindre de petits paysages dans le style postimpressionniste, comme Portail de jardin à Sèvres (1906). C’est néanmoins à Paris qu’elle présente ses tableaux au public pour la première fois en 1907, au Salon des Indépendants.
Mais le vrai tournant pour la pratique picturale de Münter a lieu en août-septembre 1908 et son décor n’est ni Paris ni Munich, mais une paisible petite bourgade des Préalpes bavaroises, découverte par le couple Münter-Kandinsky à l’occasion d’une balade: Murnau am Staffelsee. Charmés par le paysage montagnard, ils y invitent aussitôt leurs amis peintres Alexej von Jawlensky et Marianne von Werefkin. Ils abandonnent alors la spatule pour le pinceau, peignant avec des couleurs puissantes des paysages synthétiques.
Observons son Paysage avec cabane au couchant, peint à Murnau en 1908: couleurs épaisses, dessin approximatif, sans détails, c’est l’aplat coloré, le pâté de couleur, qui dessine les formes. C’est un paysage avec un horizon, un pré au premier plan et des montagnes dans le fond, ce qui devrait, par voie de conséquence, créer une sensation d’espace. Or, tout semble plein, saturé, comme si on ne pouvait circuler. L’espace devient bidimensionnel, se rabat sur lui-même. Le tableau est une présence insistante, par son coloris vigoureux, mais dis-tordante, car aucune de ces couleurs n’est mimétique : le ciel est trop rose, les montagnes carrément bleues et les fleurs dans les champs sont de grosses touches rouges sanglantes, jetées là comme des cerises sur un gâteau. Bien que toutes intenses, ces couleurs ne sont pas toujours pures. Münter alterne des aplats d’une seule tonalité avec d’autres plus sales, qui sentent le mélange, créant par endroits (le champ du deuxième plan) des tons mineurs, terreux, en contrepoint des parties plus pures. C’est là une différence avec les Matisse, Derain ou Braque fauves, toujours lumineux. Une différence aussi avec Kandinsky à la même époque, aux couleurs plus claires, plus joyeuses: Münter, elle, ne rechigne pas aux tons sourds.
Plus que face à un paysage réel, on a la sensation de se trouver devant une vision, comme dans un rêve, face à quelque chose qui vient des entrailles, d’une partie cachée de notre être, remontée depuis l’inconscient. Mais l’impression est qu’en déformant le réel, l’artiste parvient à le rendre plus présent – et, parfois, plus angoissant. C’est là ce qu’on nomme l’expressionnisme: une peinture de la subjectivité qui distord le réel pour transmettre une puissante émotion, une manière de vérité qui est liée à l’« être » des choses, pas à leur aspect. Là où le fauvisme se soucie, finalement, assez peu du sujet, pour n’en capter que la puissance formelle, l’expressionnisme, avec des moyens sensiblement identiques, modifie et simplifie le réel pour le révéler ontologiquement. En cela, il est l’hériter non seulement des leçons stylistiques de Cézanne et des Fauves mais aussi de la pensée symboliste et cloisonniste des Nabis.
Au sujet de sa peinture, Münter déclarait: «Ce qui est expressif dans la réalité, je l’extrais, je le représente simplement, sans détours, sans fioritures. Ainsi, […] les formes se rassemblent en contours, les couleurs en surfaces, il en résulte des esquisses du monde, des images.» Cette recherche de l’esquisse – et donc de quelque chose de primordial, d’axiomatique – Münter en trouve un exemple concret dans les dessins d’enfants, ces ébauches du monde des adultes, innocentes et instinctives, qu’elle se met à collectionneur avidement. Certains de ses tableaux ont même été peints d’après des dessins réalisés par des bambins, comme Paysage avec maison (1914).
L’autre genre favori de Münter à partir de 1908 est le portrait, qu’il soit simple ou mis en situation dans un décor. Comme dans ses paysages, les figures y sont souvent enfermées dans un cerne noir qui en trace le contour, comme le plomb dans le vitrail. C’est le cas dans le portrait d’Alexej von Jawlensky intitulé À l’écoute (1909). C’est justement celui-ci qui a transmis à Münter la leçon cloisonniste, lui qui avait résidé longuement à Paris et connu les Fauves mais aussi les peintres Nabis Jan Verkade et Paul Sérusier. Plus que Kandinsky, c’est cet autre russe qui est le principal conseiller de Münter en matière de peinture à cette époque, fait capital que l’exposition ne souligne pas assez.
Mais le chef-d’œuvre de cette période foisonnante est peut-être un tableau qui, parce qu’il est d’une certaine manière encore classique, n’en paraît que plus original: il s’agit du portrait de Marianne von Werefkin, l’autre artiste féminine de l’avant-garde munichoise, peint en 1909. Le fond jaune (celui du mur de la maison de Münter à Murnau) est tapissé d’une myriade de touches verticales qui créent un rideau post-pointilliste, dans lequel est enchâssée la représentation, comme dans une icône sur fond d’or. Le style de cet arrière-plan rappelle volontairement la manière des premières années postimpressionnistes de Münter la touche fait penser à celle de Bonnard ou Vuillard dans les années dix huit cent quatre-vingt-dix. Mais si le fond pavoisé possède ce côté décoratif qui peut rappeler un style antérieur, l’effigie de Werefkin qui s’en dégage est campée avec un pinceau décidément expressionniste, dans un effet de contraste savamment calculé. Le visage et le chapeau sont exécutés avec une touche concentrée, appliquée et dense. Le modèle nous regarde par-dessus son épaule droite et nous fixe avec intensité, d’un regard joyeux, espiègle et juvénile. Son chapeau s’anime en une explosion de couleurs: c’est un panier de fleurs, une nature morte, peut-être même un fond de paysage montagneux, on ne sait pas. Le corps peint de blanc et cerné d’un châle violet est solidement campé en une forme triangulaire simplifiée, qui semble évoquer une de ces montagnes alpines si chères à Münter.
Si le groupe de Murnau et Munich est déjà bien soudé dès 1908 autour de Kandinsky, Münter, Jawlensky et Werefkin, ce n’est qu’en 1911 qu’il prend le nom de Der Blaue Reiter, « Le cavalier bleu », avec l’arrivée de Franz Marc et d’August Macke, et se dote d’un petit livre théorique, dû à Kandinsky. Mais cette théorie de la peinture instinctive et synthétique, Münter la connaissait déjà, et en discutait souvent dans les lettres qu’elle et son compagnon s’adressaient. À travers leur correspondance, on découvre d’ailleurs un Kandinsky jaloux, qui tentait de la conserver à sa propre influence et de l’éloigner d’autres inspirations – celle de Picasso par exemple, alors que Münter aimait, comme elle le raconte elle-même, toucher à tout et pratiquer différents styles en même temps.
Au cours des années suivantes, la peinture de Münter va d’ailleurs connaître une évolution indépendante de celle de Kandinsky (dont elle se sépare en 1915 alors qu’il quitte l’Allemagne). La grande différence est que jamais elle ne cède à l’abstraction – sauf pour rapidement l’expérimenter, en 1914-1915, à l’occasion de quelques rares tableaux abstraits dans lesquels on perçoit encore, malgré tout, la pré- sence brouillée de motifs référentiels. Plus Kandinsky fond les formes et les masses colorées jusqu’à les faire disparaître, plus, chez Münter, au contraire, le motif mimétique semble s’enraciner, comme dans Combat du dragon (1913), qui fait la part belle aux images issues des contes d’enfants, ou, un peu plus tard, dans Penseuse (1917). La ligne est toujours là et délimite les formes, là où chez Kandinsky elle en devient indépendante. Dans la deuxième partie de la décennie mille neuf cent dix, alors qu’elle s’installe en Scandinavie, le pinceau de Gabriele s’assagit: les couleurs sont moins rutilantes, les traits moins épais, une nouvelle phase de sa vie a commencé, loin de Murnau et, partant, une nouvelle phase de son art débute.
Après la première guerre mondiale, elle revient en Allemagne et fréquente Berlin. Disposant rarement d’un atelier, elle fait du dessin son moyen d’expression privilégié. Découvrant la Nouvelle objectivité berlinoise, Münter opère un retour vers une figuration nette, avec un trait de crayon sobre, efficace, où l’économie de moyens dicte les lignes de la représentation – souvent des portraits, notamment de femmes (La Poétesse E. K. [Eleonora Kalkowska] lisant, vers 1926- 1927). Les quelques tableaux de cette époque, aux coloris plus légers et aux formes plus naïves, ne sont pas sans intérêt (Dame dans un fauteuil, écrivant, 1929 et Échafaudage, 1930) mais l’artiste ne persistera pas dans cette voie. Au seuil des années trente, elle décide de revenir à la peinture, mais en se retournant, par la même occasion, vers le passé: s’installant définitivement à Murnau en 1931, elle s’y consacre au paysage. Et reprenant les mêmes motifs que vingt ans plus tôt, elle leur applique les mêmes principes expressionnistes mais de manière plus sage, plus convenue et mécanique.
Retirée dans ses montagnes bavaroises, elle cache ses tableaux et ceux de Kandinsky pour échapper à la folie nazie qui réduit la peinture moderne au rang d’«art dégénéré». Après une longue période de discrétion, son travail est enfin reconnu et célébré dans l’Allemagne d’après-guerre. À l’occasion de ses quatre-vingts ans – quelques années avant son décès en 1962, elle décide de faire don de sa collection, comprenant ses peintures mais aussi des chefs-d’œuvre de Kandinsky, Jawlensky, von Werefkin, Franz Marc et August Macke au Lenbachhaus de Munich. Celui-ci devient, grâce à elle, le musée qui documente le mieux l’aventure du Blaue Reiter cette aventure dont elle fut, en silence, l’épine dorsale.