C’est un véritable ravissement des sens que procure l’exposition du musée des Arts décoratifs consacrée à Paul Poiret. Scandé d’archives rares et de pièces d’exception, le parcours met en lumière les multiples facettes de ce couturier aussi visionnaire que facétieux.

Je suis parisien du cœur de Paris. Je suis né dans la rue des Deux-Écus, 1er arrondissement, où mon père était établi marchand de draps, à l’enseigne de « l’Espérance », confesse sans fards Paul Poiret dès les premières lignes de sa savoureuse autobiographie publiée aux éditions Grasset en 1930. Né en 1879 au sein d’une famille bourgeoise, celui qui ignore encore qu’il deviendra l’un des plus grands couturiers de son temps y livre en effet de piquantes anecdotes sur son adolescence. Avouant avoir été un élève médiocre, Paul Poiret ne rêve en effet que d’étoffes précieuses et se passionne pour les catalogues et les journaux de mode. Livreur de parapluies la journée (ce qui lui donne comme prétexte de se rendre dans ces temples de la modernité et du luxe que sont Le Bon Marché, le magasin du Louvre et Les Trois Quartiers !), le jeune bachelier de dix-huit ans imagine le soir dans sa chambre des tenues féeriques à la hauteur de ses aspirations. « Mes sœurs m’avaient offert un petit mannequin en bois, haut de quarante centimètres, et j’épinglais mes soieries et mes mousselines sur cette maquette. Quelles délicieuses soirées je dois à cette poupée, dont je faisais tour à tour une Parisienne piquante ou une impératrice d’Orient ! », s’amuse Paul Poiret.
Il faudra alors de l’audace au « gringalet » (comme il se définit lui-même) pour porter ses premiers dessins chez Madame Chéruit, une couturière en vogue qui devine aussitôt son talent et n’hésite pas à débourser la modique somme de vingt francs pour chacun de ses croquis. Une aubaine pour Paul Poiret, qui se sent ainsi conforté dans sa vocation ! Désormais, la voie est toute tracée pour le jeune homme, qui prend l’habitude de pousser la porte des grandes maisons comme Worth, Rouff, Paquin Redfern. Mais c’est la rencontre avec Jacques Doucet qui va faire entrer Paul Poiret en couture, comme on entre en religion. Aussi, lorsqu’il franchit en 1896 le seuil de la demeure du couturier esthète, ce dernier n’en croit pas ses yeux ! « Tout le cadre de M. Doucet était composé de vieilles gravures et de tableaux du XVIIIe siècle, et de meubles rares et anciens, mais très sobres et choisis avec un goût parfaitement sûr (…). En l’écoutant parler, je pensais qu’il disait tout ce que je voulais dire. Dans ma pensée, j’étais déjà le Doucet de l’avenir », prophétisera Paul Poiret.

LES ANNÉES FASTES
Engagé par son mentor en 1898 (chez lequel il voit défiler les vedettes les plus en vue, dont Réjane et Sarah Bernhardt), puis recruté en 1901 par Gaston Worth (l’un des fils de Charles Frederik Worth, le célèbre inventeur de la Haute Couture), le jeune Paul Poiret veut chahuter à son tour le langage et les usages de la mode. Grâce à la générosité de sa mère, il fonde alors sa propre maison au numéro 5 de la rue Auber, dans le quartier de l’Opéra. « Les Parisiens de cette époque se rappelleront s’être arrêtés devant mes fenêtres pour y admirer les cascades de nuances que je répandais à profusion », se félicitera ainsi le couturier dans son autobiographie. Non content de provoquer des accords inédits de matières et de couleurs, Poiret lance un pavé dans la mare en libérant les femmes de cet instrument de torture qu’est le corset, qu’il troque contre le soutien-gorge. Exit les robes à tournures et les encombrantes crinolines prônées par Worth et ses héritiers ! C’est désormais le règne de la ligne droite et de la jupe étroite. « Oui, je libérais le buste, mais j’entravais les jambes. On se souvient des peurs, des cris, des grincements de dents que causa cet ukase de la mode », résumera avec une pointe d’humour le couturier.
Génie protéiforme et amateur d’art éclairé, Poiret fréquente alors avec délectation les artistes les plus talentueux de son époque, dont Raoul Dufy, qui lui dessine des étoffes somptueuses, et Maurice de Vlaminck, auquel il passe commande de magnifiques boutons en céramique.
C’est aussi l’époque où Paul Poiret épouse en 1905 Denise Boulet, une jeune femme à la beauté naturelle qu’il métamorphosera par ses toilettes incandescentes en « reine de Paris ». « Nous fréquentions les antiquaires, les musées, et nous travaillions sans cesse à enrichir notre culture, et aiguiser notre sensibilité. (…) Au contact de tant de beautés, ma conquête devenait plus précieuse et se transformait. Elle se révélait à elle-même », écrira Paul Poiret, qui sera néanmoins quitté par sa muse quelques années plus tard, en 1928…



UN CRÉATEUR VISIONNAIRE
On aurait tort, cependant, de résumer Paul Poiret à ce personnage haut en couleurs dont les bals costumés sont restés gravés dans toutes les mémoires ! Ainsi, ce travailleur infatigable entraîne durant l’hiver 1911-1912 son épouse et neuf mannequins dans un long périple automobile à travers les capitales européennes (Francfort, Berlin, Varsovie, Moscou, Saint-Pétersbourg…) pour y faire la promotion de ses collections. Il est également le premier couturier français à oser franchir en 1913 l’Atlantique, ce qui lui vaudra d’être gratifié par la presse américaine du titre honorifique de « King of Fashion » !
Amoureux des voyages (le Maroc sera son pays d’élection !) et collectionneur compulsif, Paul Poiret n’en demeure pas moins un homme d’affaires pragmatique. S’appuyant sur les recherches des écoles de Vienne et de Bruxelles dans le domaine de l’architecture intérieure, il fonde ainsi en 1911 l’école d’art décoratif Martine (du nom de l’une de ses filles) destinée à accueillir des élèves âgées de douze ans, issues de milieux modestes. Ce laboratoire pédagogique valorisant la spontanéité du dessin d’enfant produira de pures merveilles…
Secondé par l’aromaticien Maurice Schaller, Paul Poiret lance la même année les Parfums Rosine, du nom de sa fille ainée. Du dessin des flacons à celui des emballages, en passant par celui des bouchons, rien n’échappera à ce perfectionniste !
Hélas, le couturier à la silhouette devenue replète sera victime de ses passions débordantes et multiples. Paul Poiret s’éteint le 30 avril 1944, ruiné et incompris…
On ne peut ainsi que rendre grâce à Marie-Sophie Carron de la Carrière, la commissaire de cette flamboyante exposition, d’avoir ressuscité avec brio ce génie exubérant et fantasque dont l’influence sera considérable sur les créateurs de la seconde moitié du XXe siècle, d’Yves Saint Laurent à Christian Lacroix, en passant par John Galliano.


Paris, vers 1908 Mousseline de soie verte brodée de fils de soie et de perles, galon doré et fourrure de vison
