PETER BLOME -UNE PASSION SANS BORNES POUR LES CIVILISATIONS ANTIQUES ENTRETIEN

En vingt années de direction de l’«Antikenmuseum Basel undSammlung Ludwig», Peter Blome a totalement transformé cette institution, dédiée à l’origine exclusivement à la Grèce et à Rome. Il y a instauré un dialogue fécond entre les mondes gréco-romains et ceux de l’Égypte, de Chypre, de la Mésopotamie et de Babylone. Une superbe exposition consacrée à la découverte de Petra par le Bâlois Johan Ludwig Burckhardt, alias cheik Ibrahim, en 1812, couronne une carrière riche et mouvementée. Depuis vingt ans, vous dirigez l’«Antikenmuseum Basel und Sammlung Ludwig» (pour lui donner son nom officiel). À quoi ressemblait cette maison lors de votre arrivée ? En quoi est-elle différente aujourd’hui ? Peter Blome: Sans fausse modestie, je crois pouvoir dire que ce n’est plus le même musée. Lorsque j’y suis entré comme simple conservateur, en 1987, je me suis retrouvé dans le monde sublime qui était celui de mes études. Mais j’ai vite compris que je devais apprendre un métier qui n’avait pas grand-chose à voir avec la contemplation des sculptures attiques ou des vases noirs et rouges. J’ai eu la chance de faire des études à l’ancienne (c’est-à-dire en balayant large et en prenant le temps et non pas en suivant le système débilement scolaire instauré depuis, un peu partout); tout d’abord des études d’archéologie classique, auprès de Karl Schefold, l’un des meilleurs connaisseurs de la Grèce antique et infatigable fouilleur à Érétrie, que j’ai complétées, comme c’était l’usage, par des études de grec, de latin et d’histoire. Après mon doctorat, j’ai rejoint...

En vingt années de direction de l’«Antikenmuseum Basel undSammlung Ludwig», Peter Blome a totalement transformé cette institution, dédiée à l’origine exclusivement à la Grèce et à Rome. Il y a instauré un dialogue fécond entre les mondes gréco-romains et ceux de l’Égypte, de Chypre, de la Mésopotamie et de Babylone. Une superbe exposition consacrée à la découverte de Petra par le Bâlois Johan Ludwig Burckhardt, alias cheik Ibrahim, en 1812, couronne une carrière riche et mouvementée.

Depuis vingt ans, vous dirigez l’«Antikenmuseum Basel und Sammlung Ludwig» (pour lui donner son nom officiel). À quoi ressemblait cette maison lors de votre arrivée ? En quoi est-elle différente aujourd’hui ?

Peter Blome: Sans fausse modestie, je crois pouvoir dire que ce n’est plus le même musée. Lorsque j’y suis entré comme simple conservateur, en 1987, je me suis retrouvé dans le monde sublime qui était celui de mes études. Mais j’ai vite compris que je devais apprendre un métier qui n’avait pas grand-chose à voir avec la contemplation des sculptures attiques ou des vases noirs et rouges. J’ai eu la chance de faire des études à l’ancienne (c’est-à-dire en balayant large et en prenant le temps et non pas en suivant le système débilement scolaire instauré depuis, un peu partout); tout d’abord des études d’archéologie classique, auprès de Karl Schefold, l’un des meilleurs connaisseurs de la Grèce antique et infatigable fouilleur à Érétrie, que j’ai complétées, comme c’était l’usage, par des études de grec, de latin et d’histoire. Après mon doctorat, j’ai rejoint l’équipe d’Ernst Berger, le fondateur de l’«Antikenmuseum» et son premier directeur, et de Margot Schmidt. La décision de créer une nouvelle institution dévolue exclusivement à l’antiquité gréco-romaine remontait à 1961. Elle était dans l’air du temps et correspondait à une vision du monde et de son histoire qui était alors courante. Réduite à sa plus simple expression, elle consiste à dire: la civilisation européenne – qui a fini par s’imposer à l’ensemble de la planète – est l’héritière de la civilisation gréco-latine, si nous voulons la comprendre, il faut remonter à ses origines.

D’où, à l’origine, un musée parfaitement classique, qui fut ouvert en 1966, après cinq années de travaux seulement…

Oui, cinq années de travaux et des dons extrêmement généreux qui ont permis de constituer une collection remarquable et de montrer dès le départ des pièces originales de très grande qualité, alors que Bâle, jusqu’alors, ne disposait que d’une «Skulpturenhalle», c’est-à-dire un musée de répliques remontant à la fin du XIXe siècle, mais dont l’existence à elle seule témoigne de l’importance de l’héritage antique dans la formation humaniste. À défaut d’originaux, il fallait au moins se former auprès des copies… C’était vrai pour les historiens d’art, mais encore plus pour les artistes eux-mêmes. N’oubliez pas que la France de Louis XIV et de Colbert a fondé une Académie à Rome, la Villa Médicis, qui existe toujours, destinée à accueillir les artistes pour leur permettre de se former au contact des chefs-d’œuvre jugés indépassables de l’Antiquité.

Vos études terminées, vous avez dû apprendre un autre métier, dites-vous ?

Parfaitement. Car les études universitaires ne préparent en rien au métier de conservateur et encore moins de directeur de musée. Ce n’est d’ailleurs pas leur but et si je le relève cette différence, ce n’est pas pour adresser un reproche à l’université. Bien au contraire. Son rôle est de transmettre une parfaite connaissance des langues anciennes, de nous nous mettre en état de lire les textes, les inscriptions, de connaître l’architecture, la sculpture, la céramique, que sais-je encore. D’acquérir une culture générale aussi large que possible. C’est malheureusement ce qui manque le plus aujourd’hui à nos jeunes collègues. Cette formation à la fois très pointue et très vaste, je l’ai d’ailleurs complétée par un séjour de près de trois années à l’Institut Suisse à Rome. Ainsi, Rome est ainsi devenue comme ma seconde patrie; je connais non seulement tous les sites, tous les musées, mais aussi les vieux restaurants romains où il fait bon vivre… Vous voyez, nous nous approchons déjà du métier d’homme de musée… La convivialité est primordiale… Car un directeur de musée est d’abord un meneur d’hommes et de femmes, il est à la tête d’une équipe qu’il s’agit de motiver. Ensuite, son travail dépend largement des contacts qu’il sait ou ne sait pas nouer…

Vous voulez parler du sponsoring…

Pas seulement. Encore que sans sponsoring, aucun musée ne peut survivre aujourd’hui. Pour vous donner une idée de notre budget, il faut savoir que l’État, c’est-à-dire le Canton, en couvre environ les deux tiers, c’est-à-dire qu’il paie les salaires, entretient les locaux, subvient à la conservation des collections. Mais pour tout ce qui est acquisitions, expositions, événements, qui attirent l’attention sur le musée, c’est le directeur qui est responsable de lever les fonds. Ce qui représente dans notre cas entre deux et trois millions de francs chaque année.

Et qui vous aide principalement ?

Sans l’engagement de l’UBS – je veux dire sans l’engagement des personnes qui ont été à la tête de l’UBS des années soixante aux années quatre-vingt-dix et qui, souvent, ont contribué aussi à titre individuel au développement de notre institution, parce qu’ils étaient collectionneurs eux-mêmes – le musée tout simplement n’existerait pas. L’UBS nous a aidés, d’abord, à augmenter considérablement nos collections dont la base est constituée par des donations (dont celle dont le nom apparaît dans l’intitulé de notre institution), et puis, à organiser, si possible chaque année, mais au moins un an sur deux, de très grandes expositions. Ce sont elles qui donnent au musée sa visibilité internationale et assurent une fréquentation suffisante à notre survie. Ce besoin de créer sans cesse de grands événements, mes prédécesseurs ne le connaissaient pas. Ils pensaient – et ils avaient raison à leur époque – que ce qui importait était d’édifier une collection de premier ordre, de l’entretenir, de la faire connaître à travers un catalogue scientifique. Mais les temps ont changé. Nous sommes définitivement tombés dans la société du spectacle. Sans de grands événements, je le répète, un musée ne peut pas vivre aujourd’hui. Pis: il est voué à une mort certaine ! Les politiques ont l’œil rivé sur les chiffres. Partout on nous impose une «culture entrepreneuriale». Je mets le mot entre guillemets, car elle est le plus souvent le contraire de la vraie culture, qui consiste à donner toute son attention à ce qui est réputé «inutile», mais qui fait en réalité le prix de la vie humaine. C’est malheureux à dire ! Mais la plus belle collection permanente n’existe pas sans le tapage organisé autour d’elle.

Mais l’engagement de l’UBS semble moindre désormais, avez-vous trouvé d’autres mécènes ?

Parfaitement. Nous avons engagé une collaboration sur plusieurs années avec Novartis. L’actuelle exposition, qui sera ma dernière, consacrée à la découverte spectaculaire du site de Petra, il y a deux cents ans, par un Bâlois n’aurait pas été possible sans cette collaboration. Ni d’ailleurs sans celle des autorités jordaniennes qui désirent reprendre notre exposition l’année prochaine.

Quelle est la fréquentation de votre musée en temps normal et combien vos grands événements attirent-ils de visiteurs ?

Les chiffres parlent d’eux-mêmes, hélas ! Nous avons une fréquentation annuelle qui se situe entre 80’000 et 100’000 visiteurs, essentiellement grâce à nos expositions. Sans elles, nous en aurions la moitié moins. Et quand nous organisons, comme en 2004, toujours avec l’aide de l’UBS, une exposition Toutankhamon, nous attirons plus de 600’000 visiteurs. Du jamais vu ! C’est cette manifestation qui a définitivement propulsé notre musée sur la scène internationale. Mais il ne faut pas nous mesurer à l’aune de ce genre d’événements. Très lourds à organiser, ils ne doivent pas faire oublier le travail de fond qui est l’augmentation et la conservation des collections et leur exploration scientifique.

En même temps, tout le monde a compris que vous aviez définitivement fait autre chose de votre maison, qu’elle n’était plus dédiée exclusivement à l’antiquité gréco-romaine.

Parfaitement. Lorsque, après six années de travail extrêmement fécond aux côtés des fondateurs, j’ai été appelé à diriger le musée, je me suis trouvé placé devant l’alternative suivante: soit continuer, si possible au plus haut niveau, le travail entrepris avec un succès indéniable, essayer de faire de notre maison un centre mondialement reconnu d’études de la civilisation gréco-romaine – ce qui pouvait faire sens dans une ville où avait enseigné Bachofen, Burckhardt, Nietzsche, Schefold et d’autres, et mes années romaines m’ont au fond prédestiné à cela – ou alors rompre résolument avec la vision helléno-centriste de notre histoire et accueillir, à parts égales, les autres civilisations antiques, ouvrir le musée à l’art égyptien, faire une place à Chypre, à la Mésopotamie, à Babylone, bref à toutes les civilisations du Proche-Orient. C’est cette deuxième option qui a été la mienne. Ce fut une décision véritablement stratégique. Et nous avons, en une dizaine d’années, créé deux nouveaux départements à partir de zéro: un département égyptien et un département du Proche-Orient en y incluant Chypre.

Il a donc fallu vous agrandir considérablement et faire rentrer de nouveaux objets…

En effet, nous avons plus que doublé notre surface. La chance nous a souri, car nous avons pu nous adjoindre la maison qui jouxte la nôtre, juste en face du «Kunstmuseum». Mais là encore, le mécénat a joué un rôle déterminant. C’est d’ailleurs une vieille tradition bâloise dont nous ne sommes loin d’être les seuls bénéficiaires. Pensez à ce que la Fondation Hoffmann fait depuis trois quarts de siècle pour le musée des beaux-arts. Elle n’a pas seulement contribué à créer le musée d’art contemporain, installé sur les bords du Rhin dans un vieux bâtiment industriel réhabilité (et qu’il ne faut pas confondre avec le Schaulager soutenu par la même famille), elle est aussi à l’origine d’un projet d’agrandissement du musée qui doublera les dimensions de celui-ci.

Mais qui dit accroissement des collections, dit contact avec le marché. Beaucoup de directeurs craignent cette proximité. Quelle est votre attitude dans ce domaine ?

Je suppose que vous faites allusion aux objets dont la provenance pourrait être douteuse. Les temps, là aussi, ont beaucoup changé. Aujourd’hui, et le vendeur et l’acheteur sont tenus de s’inquiéter des origines de leurs objets et d’établir des itinéraires complets. On veut savoir où et quand une sculpture a été trouvée, sous l’eau, dans la terre, dans les eaux internationales, proche des côtes, etc., etc. Je suis, comme tous mes collègues, extrêmement regardant et il m’est souvent arrivé de refuser des objets qui m’ont été proposés. Mais l’entrée d’une pièce dans un musée obéit généralement à des logiques différentes.

Lesquelles ?

Je vous l’ai dit. Notre budget d’acquisition est nul. Nos collections s’enrichissent par des legs, par des dons, par des prêts. Il arrive qu’un collectionneur nous prête pendant de longues années une pièce importante et que ses héritiers prolongent ce prêt qui finit par se transformer en legs. L’objet est devenu une partie du musée au long des années; même certains collectionneurs finissent parfois par le penser…

Vous n’avez donc jamais été confronté à des revendications de restitution ? J’ai pourtant eu l’occasion d’admirer à Reggio de Calabre une superbe tête de philosophe présentée comme «testa di Basilea». D’où provient-elle ?

En effet, c’est un excellent exemple. À une époque où le marché était beaucoup moins réglementé, je veux parler des années soixante et soixante-dix, cette tête grecque, trouvée prétendument dans les eaux internationales a fait son apparition et par des chemins assez compliqués, elle a atterri dans les réserves de notre musée. Mais ce sont mes prédécesseurs déjà qui, par scrupule, l’ont rendue à l’Italie et c’est en signe de reconnaissance, en quelque sorte, qu’elle porte encore le nom de son musé d’origine.

Mais quelle est votre attitude devant le problème général des restitutions ?

Mitigée, pour vous dire le fond de ma pensée. Je comprends le souci des différents pays qui revendiquent leur patrimoine. Mais si celui-ci existe encore, c’est souvent grâce à sa conservation dans les musées européens. Mais dans ce domaine aussi, la législation a progressé. Il y a d’abord eu l’accord-cadre d’Unidroit, puis les différentes lois sur la protection du patrimoine que la Suisse a signées comme la plupart des autres pays. Ces dispositions ont beaucoup contribué à moraliser e marché. De là à penser que les objets doivent retrouver leur pays d’origine, il y a un fossé. Ils sont, dans la plupart des cas, très bien là où ils sont et remplissent leur rôle dans le dialogue interculturel. Il y a eu, voici quelques années, en Italie, à la Villa Borghèse, une exposition réunissant un grand nombre d’objets que Napoléon avait transférés au Louvre – il les avait d’ailleurs en partie achetés – mais personne n’a plaidé pour leur retour en Italie. Ils sont les meilleurs ambassadeurs de l’art italien en France. C’est un peu le même raisonnement que faisaient certains conservateurs berlinois après la chute de l’Empire. Napoléon avait raflé des centaines d’œuvres d’art pour les faire entrer au Louvre. «Laissez-les au Louvre, auraient dit certains, c’est le meilleur moyen de faire partie du patrimoine mondial de l’humanité.»

Après vingt années à la tête de votre musée, vous passez la main. Comment se fait la succession ?

Merveilleusement bien, pour une fois. Nous avons eu un avis de tempête au moment où quelques gestionnaires mal avisés voulaient profiter du départ simultané du Musée historique et du mien pour faire des économies d’échelle, au prétexte que les deux maisons s’occupaient d’histoire… Nous avons finalement réussi à faire prévaloir l’idée – qui correspond à la réalité – que les deux maisons n’avaient rien à voir l’une avec l’autre, que leur identité était différente et que chacune, au fil des ans, avait élaboré un profil spécifique. Dans notre cas, on peut même parler de label. Et on ne détruit pas un label qui se vend ! Ainsi, j’ai eu la satisfaction de voir élire Andrea Bignasca, qui fut mon adjoint pendant de longues années. On a donc choisi la continuité, cela n’empêchera en rien mon successeur, qui entre en fonction au début de l’année prochaine, d’imprimer sa marque au musée et d’ouvrir de nouvelles perspectives, notamment en direction de l’histoire culturelle.

QUELQUES MOTS-CLÉS

Qu’est-ce qui vous émeut…

…dans un objet ?

Son message. …

dans une peinture ?

Sa signification derrière le visible. …

dans une sculpture ?

La maîtrise de la pierre dure. …

dans une photographie ?

Le moment fugitif.

…dans une architecture ?

Les proportions symétriques.

…dans un livre ?

L’élégance stylistique.

…dans une musique ?

L’harmonie.

Si vous deviez choisir une œuvre…

…dans la peinture ?

L’ultime Cène du Tintoret.

…dans la sculpture ?

Le Rapt de Perséphone du Bernin.

…dans la musique ?

La Traviata de Verdi.

…dans l’architecture ?

Le Panthéon de Rome.

…dans la littérature ?

Les Perses d’Eschyle.

PARCOURS

1967-1975 | Etudes d’archéologie classique de philologie grecque et d’histoire ancienne à l’université de Bâle et à l’université de Bonn; reçu docteur à Bâle en 1975.

1975-1978 | Membre de l’Istituto Svizzero de Rome.

1979-1985 | Assistant à l’université de Bâle, habilité à diriger des recherches en 1983.

1986 | Professeur extraordinaire à l’université de Bâle.

1986-1992 | Conservateur à l’Antikenmuseum und Sammlung Ludwig.

Depuis 1993 | Directeur de ce même musée.

Artpassions Articles

E-Shop

Nos Blogs

Instagram Feed