Connue pour son goût pour le surréalisme et les mouvements des années soixante, la galerie Sonia Zannettacci présente un solo show de Peter Klasen, artiste historique et indissociable de la figuration narrative.
La peinture n’aurait-elle pas elle aussi le droit de traiter, comme Godard, de “deux ou trois choses que je sais d’elle”… de la violence dans un monde qui prétend à une rationalité tech- nique croissante », écrivait le critique d’art Pierre Gaudibert. Dans les années soixante, émerge une manière de peindre nourrie d’intentions idéolo- giques et politiques : la figuration narrative. Cette nouvelle figuration, comme l’histoire de l’art la nomme également, émerge dans le contexte inter- national tendu des guerres d’Algérie, du Vietnam ou encore des événements liés à la guerre froide, qui donnent lieu à des images violentes diffusées dans la presse. Par ailleurs, l’image publicitaire de la société de consommation ne cesse de se mul- tiplier. Face à cette frénésie, les artistes du ciné- ma, de l’art vidéo, de la bande dessinée, du pop art et du nouveau réalisme s’expriment dans leurs champs respectifs. Les peintres n’y font pas excep- tion et s’engagent dans un discours critique avec un impact intellectuel et visuel fort.
C’est l’exposition Mythologies quotidiennes, réali- sée en 1964 au musée d’Art moderne de Paris par le critique d’art Gérald Gassiot-Talabot qui per- met de donner une première vision cohérente et une reconnaissance publique à la figuration nar- rative qui n’a jamais été un mouvement auto- proclamé par des artistes. Bien que mal reçue de prime abord, cette manifestation a le mérite de ré- unir différentes occurrences de peintures où l’ap- parition de langages figuratifs ne peut être disso- ciée du langage qui s’élaborait au même moment sur l’objet, sa production et sa consommation. Elle marque en effet une étape-clé, permettant à la figuration narrative de s’affirmer en réaction au triomphe de l’art américain – qu’il s’agisse du ly- risme de l’expressionnisme abstrait ou de la froi- deur du pop art – qui envahit la scène nationale et internationale et dont les modes de réflexion sont alors étrangers aux mentalités et comportements parisiens de l’époque. Dans le catalogue d’exposi- tion de 1964, on lit : « Ces artistes qui n’ignorent pas les précédents de Picasso, de Dubuffet, de Matta, de Michaux, souvent proches de leur sensibilité et de leurs recherches, ont ceci de commun qu’ils se sont refusés à être de simples témoins in- différents ou blasés, auxquels la réalité s’imposait par sa propre inertie, par son envahissante et ob- sédante présence. Ils ont tous cherché à en donner une relation qui gardât la saveur, le charme parti- culier, la puissance de conviction de tout ce qui relève de la confidence ou du cri, de la célébra- tion ou du réquisitoire. […] À la dérision statique du pop américain, ils opposent “tous” la précieuse mouvance de la vie. » Dans une France sans centres d’art et avec quelques rares événements d’art contemporain dans les mu- sées – ne concernant que les artistes qui avaient at- teint une grande maturité –, la figuration apparaît comme un moyen de porter un regard attentif sur une réalité touchant de près la vie quotidienne et sur des formes qui avaient été considérées long- temps comme appartenant à la sous-culture. Elle le fait avec un effet de rébellion contre un es- prit académique rattaché à un certain réalisme et contre la neutralité idéologique attribuée à l’abs- traction qui prévaut jusque-là. Pour rappel, la peinture de narration avait été abandonnée avec la peinture d’histoire à la fin du XIXe siècle, même si le surréalisme en avait conservé certains éléments. La nouvelle figuration redonne une dynamique à une manière de peindre en rupture avec la tradi- tion tout en en redéfinissant les contours pour un art moderne en action.
Aux côtés d’Eduardo Arroyo, Gianni Bertini, Öyvind Fahlström, Jacques Monory, Bernard Rancillac, Antonio Recalcati, Peter Saul ou Hervé Télémaque, pour n’en citer que quelques-uns, Peter Klasen fait partie des trente-quatre artistes réunis en 1964 au musée d’Art moderne. En uti- lisant des éléments tirés de la publicité, de la si- gnalisation industrielle et des images médicales pour explorer les thèmes de l’aliénation et de l’iso- lement humain, l’artiste allemand basé en France participe à ce regard distancié de la société et les pratiques de l’art dominantes. D’autres expo- sitions montées par une poignée d’artistes per- mettent progressivement à cette nouvelle figura- tion d’affirmer ses caractéristiques et, vers la fin des années soixante, les peintres les plus militants de cette vague s’engagent dans la politique, et par- ticulièrement dans les événements de Mai 68. Ainsi, « l’histoire de l’art rencontrait l’Histoire », explique le peintre Gérard Fromanger.
Chez Peter Klasen, l’image se fait superposition de plans et d’espaces simultanés. Interrogeant sou- vent la relation entre la technologie et l’humani- té, il fait, dès ses débuts, de la condition féminine le sujet de nombreux travaux. Dans des représen- tations hétéroclites, il associe par exemple des cli- chés, tels qu’une voiture de luxe et une femme glamour, confrontant délibérément la figure fé- minine instrumentalisée avec la machine. Entre symboles de réussite et malaise, ce genre d’associa- tion dénonce la violence de ces rapprochements visuels. Avec un soin porté au cadrage, comme le gros plan, un usage dosé entre la couleur et le noir et blanc, une suggestion de mouvement par en- droits, ses images s’appuient souvent sur l’imagi- naire cinématographique ou télévisuel. D’autres fois, le traitement flou de l’image ou la superpo- sition de ses visuels – permettant notamment de représenter le passage du temps dans une image fixe – se réfèrent davantage à la photographie. Un médium qu’il combine souvent avec la peinture et des objets trouvés dans ses compositions. Qui in- terrogent les effets que la modernité produit sur l’être humain. Enfin, sa technique dite « mécani- sée » – aérographe et pochoirs – participe à la dis- tanciation d’avec ses sujets.
Comme l’écrivait Georges Boudaille à l’occasion du dix-septième Salon, en 1966 : « Nous voyons aujourd’hui se développer un style de peinture qui ne vise plus à la beauté, ni à l’expression d’une émotion poétique ou psychologique, mais à la concrétisation aussi évidente que possible d’un fait politique ou social, sociologique en tout cas. Un seul procédé : l’image la plus simple et la plus directe, parfois la juxtaposition d’images dans un ordre qui peut aller de la bande dessinée à des compositions dissymétriques où se manifeste par- fois un souci d’esthétisme. […] Nonobstant, la jeune peinture […] n’a pas grand-chose de com- mun avec le “pop art” américain. Elle apparaît plus saine, moins frelatée, moins complexée, et surtout s’en distingue par son désir d’humour. »