La France a longtemps fait grise mine à ce peintre, mais il n’en avait cure.
Si grande est aujourd’hui la gloire de Picasso qu’on peine à se souvenir du statut précaire qui fut d’abord le sien. Lorsqu’il décida de se fixer à Paris, en 1901, il fut soutenu par l’industriel catalan Pedro Mañach, qui l’hébergea quelque temps chez lui et devint son premier marchand. Or Mañach était soupçonné de sympathies anarchistes. Par conta-mination, Picasso le fut aussi, sans aucun motif sé-rieux. Il eut son dossier à la préfecture de police, et fut dès lors tenu à l’œil.
Il est vrai que dans le Paris du tournant du ving-tième siècle, les attentats anarchistes n’étaient pas rares. Mais la seule violence armée à laquelle Picasso fut associé, tout indirectement, ce fut le suicide de Carles Casagemas, son ami peintre, qui se tira une balle dans la tête en février 1901. Même s’il n’y assista pas, ce drame marqua profondément le jeune Pablo. Cependant, la politique n’avait rien à y voir. Certes, durant sa période bleue, l’artiste peignit volontiers les marginaux et les pauvres : re-passeuses, mendiants, prostituées. Mais cela n’en fait pas un anarchiste ou un révolutionnaire. La méfiance policière à son égard était donc vaine. Il ne semble d’ailleurs pas s’en être soucié, ni même douté.
La Première Guerre mondiale lui fit éprouver à quel point la France restait pour lui un pays étran-ger, sinon hostile : en octobre 1914, une circulaire du ministère de la justice ordonna la saisie de sept cents œuvres cubistes, sous prétexte qu’elles étaient en possession du marchand Kahnweiler, d’origine allemande. Picasso, avec d’autres peintres promus par ce galeriste, en fut atteint par contrecoup. Sa renommée, en France, en pâtira. Elle va grandir en Russie ou aux États-Unis plus vite que dans son pays d’adoption. D’ailleurs, ce ne sont pas seulement les instances politiques ou administra-tives françaises qui le considéraient avec méfiance. L’officialité artistique ne lui fit sa place que tar-divement : en 1929, puis à nouveau en 1937, le Louvre refusa la donation des Demoiselles d’Avi-gnon, qui se retrouvèrent bientôt à New York. Mais de tout cela, il semble s’être accommodé. Le Louvre dit non ? Va pour le Nouveau Monde !
Autre fait significatif : en 1940, Picasso est l’auteur désormais célèbre de Guernica. Inquiet des consé-quences de la guerre, il va demander sa naturali-sation. Mais les autorités pétainistes le considére-ront comme « suspect au point de vue national » (sic). Et quand la France gaullienne, dans les années soixante, lui offrira la nationalité française, c’est lui qui n’en voudra pas. Trop tard ! Inutile désormais !
Picasso, artiste cosmopolite, peintre sans fron-tières, pratiquant le mélange des styles et des genres, ne pouvait que s’opposer à l’étroitesse des nationalismes et à l’esprit de clocher. Mais il se-rait abusif d’en faire le porte-parole du brassage des cultures et de la fraternité universelle. Il ne fut jamais le porte-parole de rien, sinon de son œuvre. Certes, il fut anti-franquiste et adhéra, en octobre 1944, au Parti communiste français. Mais l’incompatibilité entre son art et les diktats d’un Jdanov ne tarda pas à se manifester. On se rap-pelle la fameuse affaire de son fusain représen-tant Staline, juste après la mort du dictateur (une espèce de portrait du Fayoum, la moustache en plus). On trouva l’œuvre peu ressemblante ; on lui reprocha surtout de n’être pas l’icône qu’on atten-dait. En revanche, le pacifisme affiché de Picasso lui fit commettre une célèbre colombe, compa-tible, elle, avec les canons réalistes socialistes. Elle suscita les railleries de Giacometti.
Mais il faut le répéter : l’auteur des Demoiselles d’Avignon, qui avait demandé sa naturalisation à la France de Pétain et qui adhérait au communisme de Staline, veillait avant tout à ses intérêts d’artiste. Il ne fut pas beaucoup plus communiste qu’il ne s’était voulu français. Et son comportement tout au long de sa vie n’en fait pas davantage un précurseur de la cause des immigrés, même si c’est un peu ce que laisse entendre l’exposition Picasso, lo straniero, mise sur pied au Palazzo Reale de Milan. On peut néanmoins comprendre les intentions des commis-saires, qui s’attachent à présenter un Picasso moins rebutant que le mâle blanc méditerranéen, domi-nateur et exploiteur des femmes, récemment dé-noncé par les féministes. Ces dernières années, c’est surtout de ce Picasso-là, et de son machisme avéré, qu’on a fait le portrait peu flatteur.
Mais qu’on le blâme ou qu’on le loue, c’est de l’homme qu’on parle alors. Qu’en est-il de l’œuvre ? C’est tout de même elle qui doit nous importer. L’exposition Picasso, lo straniero propose des ta-bleaux et des documents de presque toutes les époques créatrices du peintre, du début du ving-tième siècle à la fin des années cinquante. Si bien qu’on peut, grâce à elle, revisiter les étapes de son évolution. Après diverses toiles des périodes bleue et rose, L’homme à la pipe (1914) illustre idéale-ment la période cubiste. La période néoclassique est représentée, notamment, par La lecture de la lettre (1921), dont les deux personnages sont sans doute Picasso lui-même et son ami Apollinaire. La Grande baigneuse au livre (1937) montre l’étonnant spectacle d’un cubisme saisi par la fièvre surréaliste. Suivent diverses études sur le thème du Minotaure, et les gravures polémiques intitulées Songe et men-songe de Franco. Un choix d’œuvres de l’époque de Vallauris précède La Baie de Cannes (1958), remar-quable paysage dans lequel la mer ne se situe pas au-delà des maisons ou des palmiers, mais y est comme intégrée.
Parallèlement, on pourra trouver, dans l’expo-sition milanaise, des études pour des costumes de ballet, le portrait de Picasso par Max Jacob, ainsi que de précieuses photographies de Dora Maar qui montrent Picasso en train de peindre Guernica. On pourra même méditer devant le « Dossier d’étranger » du jeune immigré, tel qu’il figurait dans les archives de la Préfecture de po-lice de Paris.
Des œuvres bien choisies, donc, et des documents éloquents, souvent inédits. Mais il sera difficile de trouver un rapport direct entre les tableaux et la qualité d’émigré de leur auteur. L’histoire de Picasso créateur et celle de son statut administra-tif cheminent parallèlement, mais s’ignorent sou-verainement. Il est vrai que plus un artiste est cé-lèbre, plus on se penche sur sa vie, comme si l’on allait y trouver son secret. Or on y découvre, au mieux, des impulsions. Picasso l’étranger ? Oui, mais il sut dire dès le début, comme Saint-John Perse : « J’habiterai mon nom », c’est-à-dire mon œuvre.