Tout commence avec une tête de bovidé accrochée face à seize selles – dont l’une est multicolore – et seize guidons argentés de vélo ; ou seize têtes de bovidés – dont l’une porte un arc-en-ciel – accro- chées face à une sombre selle et un sombre guidon de vélo ; tout finit sur un fond dégradé allant ho- rizontalement du jaune citron au blanc musée (ou céleste), où nous sourit un jeune artiste chapeauté au regard dense, yeux-billes, creux de crâne, trous de trépan, deux points de suspension sur trois…, tenant palette et pinceau. De cette première à cette dernière salle, de l’étage noble aux combles de l’Hôtel Salé – qui abrite depuis 1985 le Musée Picasso de Paris –, se déploie la revigorante exposi- tion imaginée par Paul Smith à l’occasion du cin- quantième anniversaire de la mort du génie espa- gnol. Le styliste anglais, homme de métier autant qu’esprit vivace, technicien et poète (un tel twist s’applique aussi aisément à Pablo), a été invité à montrer, à sa manière, certaines des plus belles pièces du musée, le plus riche du monde en ma- tière picassienne. D’où, de la part d’un passion- né de cyclisme, cette première confrontation entre la célèbre Tête de taureau de 1942, conçue par Picasso à partir d’éléments trouvés dans une dé- charge, et ses descendants modernes.
Mais qu’en est-il de la Mode, dans ce parcours où l’on reverra avant tant de plaisir, ici la grande Flûte de Pan et sa ligne d’horizon homérique et virgilienne, là l’irrésistible et boudeusement droite Jacqueline aux mains croisées ? Elle semble s’effacer, élégam- ment, au profit de la Peinture, de la Sculpture et de la Gravure. Difficile de ne pas sourire et même rire dans cette deuxième salle consacrée à ce numéro de Vogue, de mai 1951, dont Picasso a « retouché » les photos : un flingue ajouté à l’encre change cette élé- gante vêtue d’un tailleur blanc, humant une rose, en future veuve joyeuse ; quelques traits forts dis- crets transforment la queue d’un des chevaux de Marly en belles flammèches de fumier, ce dont bien sûr ne s’aperçoit pas le mannequin prenant la pose à ses pieds ; des jambes nouvelles font grimper cette
princesse d’un soir, qui ne faisait jusque là que lever les bras (pourquoi donc levait-elle les bras ?), aux ri- deaux ! La Mode elle-même semble en rire. Ailleurs, Paul Smith accroche Paul en Arlequin sur un mur où sont reproduits – on dirait un échantillon géant
– les losanges jaunes et bleus qui parsèment l’ha- bit dudit Paul, fils de Picasso, sur ce fameux por- trait de 1934 ; plus haut, ce sont ses multicolores rayures-signature qui accompagnent l’ascension des visiteurs ; sous les toits, non loin d’une photo de Doisneau montrant le maître en marinière avec
« son » Vogue de 1951, il accroche, comme après une lessive de famille, des marinières ; et, partout, l’œil et la main aguerris du faiseur de silhouettes et de looks offrent aux visiteurs des cimaises perti- nentes et réjouissantes, en particulier dans la salle
« Pink ladies. Autour des Demoiselles d’Avignon », où quelques avant-coureurs du chef-d’œuvre du MoMA, enfant, femme ou homme, vibrent sur un fond parme.
Quelques pièces non-signées par Picasso, à pla- cer sur une frise chronologique avant ou après lui, achève de faire de cette exposition une réunion réussie. Ce sont par exemple ce dessin et cette « tein- ture et coulure d’aluminium cousue sur tissus » de Louise Bourgeois, tous deux intitulés The Good mo- ther, jouxtant la sibylline photographie 29 rue d’As- torg de Dora Maar, dans la salle consacrée au « bio- morphisme » de Picasso. C’est encore, dans la salle dédiée au cubisme, dont les murs sont en partie couverts de papier kraft, cette grande caisse offerte, déposée de biais et ouverte à côté du Château noir de Cézanne que possédait Picasso – qui voyait dans le peintre d’Aix « notre père à tous » –, ce Retablode Guillermo Kuitca, beau petit théâtre, petit dé- cor pour road movie rendant hommage et prolon- geant les recherches spatiales de Picasso et de son ami Braque. Et c’est aussi l’intense Autoportrait d’Émile Bernard exécuté en 1897, si bienvenu dans la salle « Mélancolie bleue » où trônent, shakespea- riens, la Femme à la taie de 1904 et le Fou, fondu en bronze, de 1905.