Il y a quarante ans, le quartier avait une réputa-tion détestable. Centre du racolage et de la prosti-tution, il n’avait rien de festif ni d’allègre, tant ré-gnait ici le sexe dans son expression la plus basse. Les maquereaux imposaient leur loi. Le Pile ou Face, qui avait refusé de leur payer la dîme, fut in-cendié une nuit. La place Pigalle elle-même était occupée par des locaux sordides. Les sex-shops lui faisaient une couronne de laideur et d’obscénité. Ils étalaient dans leur vitrine de la viande féminine à soulever le cœur. « Tu ne vas pas t’installer là ?, me dirent mes amis. – Mais si, le mètre carré y est deux fois moins cher que dans le centre de Paris. – Et pour cause ! Un tel cloaque » ! Boulevard de Clichy, à dix mètres de la place Pigalle, le gigan-tesque Sexodrome promettait par des affiches lu-mineuses clignotant jour et nuit de satisfaire à tous les goûts.
Le Sexodrome existe toujours, mais un siècle le sé-pare désormais de la place Pigalle, à laquelle on a fait une beauté, grâce à une rénovation complète diligentée par Delphine Bürkli, la mairesse du IXe arrondissement. Spectaculaire lissage (mot que l’Académie française recommande au lieu de l’inu-tile anglicisme lifting). Les travaux ont duré dix mois : ils n’étaient pas de trop pour restituer son charme et sa poésie à cette antique place qui porte depuis 1864 le nom du grand sculpteur du XVIIIe siècle. Elle s’appelait jusque-là place de la Barrière-Montmartre, étant située au début de la pente qui mène sur la butte. Certes, ont disparu à jamais les cafés qui avaient fait sa renommée à la fin du XIXe siècle : au N° 1, l’Abbaye de Thélème, qui exposait des peintres ; au N° 7, Le Rat mort, ouvert toute la nuit, aux murs couverts de fresques ; au N° 9, l’illustrissime Nouvelle Athènes, où se réunissait la fine fleur des impressionnistes, Manet, Renoir, Monet, Pissarro, Degas, avec leur mentor et pre-mier défenseur, le grand critique d’art qu’a été aus-si Émile Zola. Le café a servi de décor à plusieurs de leurs tableaux célèbres, La Prune de Manet, L’Absinthe de Degas. Ravel et Satie l’ont fréquenté.
À la place de ces hauts lieux, on trouve un Monoprix ouvert jusqu’à minuit, une pharmacie qui affiche le même horaire, une banque flambant neuve. Haltes commodes, à défaut d’autre mérite. La merveille, c’est la place elle-même, naguère ter-rain vague, abandonné, sale, autour d’une fon-taine désaffectée, muette. On a récuré la fontaine, on a remis en état la vasque en forme de conque et le jet d’eau qui en jaillit gaiement. Les arbres plantés récemment tout autour composent une sorte de jardin. Des buissons, des plates-bandes de fleurs, des parterres de gazon ont transformé ce coin de Paris en oasis, où des bancs ont été dispo-sés pour la lecture, la rêverie ou la méditation. La circulation automobile y est pratiquement inter-dite, à part une étroite bande permise à de rares véhicules, qui doivent rouler au pas. Le bitume a été remplacé par un damier de dalles bicolores du meilleur effet. Comme le terrain est semi-circu-laire et irrégulier, le sol en légère déclivité, on se croirait sur une place romaine du Transtévère.
Reste un doute qui tourmente les amoureux du vieux Paris. Depuis une vingtaine d’années, le quartier s’était transformé. Autrefois prolétaire, il s’était peu à peu embourgeoisé, avec cette double conséquence que les anciens locataires, chassés par la hausse vertigineuse des loyers, avaient dû s’exiler en banlieue, et qu’il avait perdu une grande partie de son caractère. Les petits métiers, cordonnerie, serrurerie, librairie, retouche de vieux vêtements ont plié bagage en même temps que les péripa-téticiennes. Disparition du Sans-Souci de Kessel, le refuge des Russes blancs en 1920, floraison d’agences immobilières et de commerces de luxe aux noms prétentieux, Chambre aux confitures, Empereur du saumon, Palais du caviar, Délices de la meringue.
Le renouveau de la place Pigalle représente la phase finale, l’apothéose de la banale, uniforme gentrification. Était-ce le prix à payer pour avoir désormais le plus joli coin de Paris ?