Pendant que des voix s’élèvent, un peu partout, pour demander la suppression des spectacles russes, que le directeur de la Scala de Milan est pris à partie pour avoir mis Boris Godounov à l’affiche de la réuverture en décembre dernier, que le Théâtre des Champs-Élysées a déprogrammé à Noël Le Lac des cygnes pour y substituer Giselle, la résistance s’or-ganise à Paris contre ce stupide amalgame entre la rage destructrice de l’actuel président et la grande culture russe de toujours.
Comme le disait Romain Rolland pendant la Grande Guerre, ce n’est pas parce que les Allemands l’ont voulue que nous allons renier Goethe. Ravel s’éleva en 1914 contre le boycott de la musique al-lemande. Et, plus près de nous, qu’on se souvienne du procès intenté en 1945 à Furtwängler, stigma-tisé pour avoir dirigé devant Hitler. C’est Yehudi Menuhin, juif, qui fit acquitter le chef d’orchestre allemand, en venant dire aux juges : « Il a sauvé ce qui pouvait être sauvé. »
À Paris, un concert et deux pièces de théâtre ont rendu un hommage éclatant au génie des compo-siteurs et des écrivains russes. Un concert : l’ora-torio Ivan le Terrible de Prokofiev, acclamé à la Philharmonie, bien que les choeurs y chantent avec conviction qu’il faut pour gouverner cet im-mense pays un chef à la poigne de fer.
L’Orage, d’Alexandre Ostrovski, classique russe presque ignoré en Occident, était joué aux Bouffes du Nord, cet étrange lieu à l’italienne sauvé de la démolition en 1974 par Peter Brook qui respec-ta les rangs de loges avec leurs vieilles dorures mais supprima les fauteuils du parterre pour les rempla-cer par le plateau de scène, en sorte que les specta-teurs font cercle autour de l’arène, dans une proxi-mité merveilleuse avec les acteurs. Janáček a tiré de L’Orage l’opéra Katia Kabanova, dont la trame est très fidèle au livret. S’y ajoute bien sûr le prestige la musique, mais la pièce est plus belle que le livret, en ce sens qu’elle dépeint les moeurs de la vieille so-ciété paysanne russe sans paroxysmes déclamatoires, comme des coutumes ordinaires. Katerina étouffe dans son mariage avec Tikhon, lequel est dominé par une mère tyrannique qui veille avec une sévé-rité maniaque sur la vertu de sa belle-fille. Quand Tikhon part en voyage, il faut que sa femme lui jure d’être fidèle, de ne pas se mettre à la fenêtre, de ne regarder aucun homme jeune, etc. Scène étonnante, où la vieille Kabanova dicte à son fils les serments qu’il fait prononcer à Katerina. Celle-ci se donne au jeune Boris en l’absence de son mari, mais, victime de son éducation religieuse et du climat répressif qui pèse sur le village, accablée de remords, elle avoue sa faute devant les habitants réunis, lors d’une confes-sion publique qui est l’autre sommet de l’ouvrage.
Toujours la province du XIXe siècle, dans Un mois à la campagne, de Tourgueniev, joué à l’Athénée. Mais l’atmosphère, ici, est bien différente : feu-trée, en demi-teintes. Nous sommes dans une riche villa de campagne. Nathalia, vingt-neuf ans, la femme du propriétaire, est à cet âge (Balzac, à la même époque, présente La Femme de trente ans comme étant sur son déclin) où elle voudrait encore aimer sans oser se l’avouer. Elle a engagé pour son fils un étudiant de vingt-et-un ans, dont elle tombe amoureuse mais sans vouloir le recon-naître. De nombreux personnages gravitent autour des deux protagonistes. Tous devinent qu’il se passe quelque chose d’inexplicable dans la maison, mais aucun n’a envie d’éclaircir ce mystère. Suppositions, faux-fuyants, questions sans réponses… C’est Phèdre sans tragédie.
Dans le théâtre français, anglais ou italien, il n’y a pas d’équivalent de ces deux pièces, qui ne ressor-tissent ni au genre bourgeois, ni au genre satirique, ni au genre philosophique. Comme le théâtre de Tchekhov, dont le Théâtre de la Ville reprend La Mouette et l’Odéon Oncle Vania, elles rendent un son de vérité, un accent d’évidence, uniques dans la culture occidentale. Seuls les Russes savent évo-quer le temps comme il passe, comme il se perd, la vie comme elle est, comme elle s’écoule, comme elle s’effiloche…