L’histoire de l’art est une discipline universitaire très en vogue de nos jours. Toutefois, qui se pose la question de savoir quand cette science est née et à qui en attribuer la paternité ? D’aucuns diront que cette question est incongrue, car à toutes les époques, dès la préhistoire, tous les peuples, sur tous les continents, ont créé des œuvres que nous rangeons aujourd’hui sous le nom d’art.Certes. Mais faire de l’art est une chose, avoir conscience qu’on en fait est une autre. Ainsi, tout le monde pense, mais n’est pas philosophe pour autant. De même, chaque être humain parle une langue, sans connaître forcément la linguistique… En réalité, c’est aux Grecs de l’Antiquité que nous devons l’«invention» de l’histoire de l’art, car ils furent bel et bien les premiers à savoir parler de l’art, à décrire les œuvres, à les attribuer, à opérer des classements, à établir des chronologies, à porter des jugements de valeur.
Les Grecs ont composé des traités sur l’art. Tous ont disparu, mais, heureusement, on en connaît les auteurs et l’essentiel du contenu.Et cela grâce aux Romains, notamment Varron et Pline l’Ancien. Le premier, un proche de Jules César, passait pour l’homme le plus savant de son temps. Ses Antiquités comportaient une quarantaine de livres, dont un consacré aux arts libéraux. Le second, auteur d’une Histoire naturelle en trente-sept volumes, qu’il dédiait à l’empereur Titus, parle incidemment de l’art, en de longues digressions pleines de renseignements de toutes sortes.Comme il le dit lui-même, Varron, une des sources de Pline, se fonde sur l’autorité de trois auteurs grecs: Xénocrate, Antigone et Douris.Xénocrate d’Athènes, dont la carrière a culminé vers 280 avant J.-C., était un sculpteur (bronzier), héritier du célèbre Lysippe par l’intermédiaire de deux élèves de celui-ci, Tisicrate et Euthycrate. Nourri de philosophie, il avait assimilé les écrits théoriques des grands peintres du siècle précédent, Parrhasios, Euphranor (aussi sculpteur), Apelle et Pamphilos. Son ouvrage, fait de conseils et de préceptes, s’adressait aux peintres de même qu’aux sculpteurs comme lui. Théoricien doublé d’un artiste, il mérite le titre de «père de l’histoire de l’art».Antigone, né vers 295 avant J.-C., était un autre sculpteur, ayant reçu une formation de philosophe. Dans son œuvre littéraire, il reprend et développe Xénocrate.Quant à Douris de Samos, dont on place la naissance en 340 avant J.-C. environ, c’était un philosophe de carrière, élève de Théophraste, lui-même discipled’Aristote. Il a composé des vies d’hommes illustres, parmi lesquels nombre d’artistes.Xénocrate, Antigone et Douris appartenaient à une époque où, à la suite d’Aristote et dans un contexte de mondialisation de l’hellénisme, les savants, ceux d’Alexandrie d’abord, s’occupaient à mettre de l’ordre dans les connaissances, procédant à des classifications et multipliant compilations, répertoires, glossaires et encyclopédies. L’histoire de l’art s’inscrivait tout naturellement dans ce mouvement amorcé par les philologues, qui s’étaient attelés à une lourde tâche, celle de fixer pour la postérité les poèmes homériques.Comment donc se présente l’histoire de l’art telle que l’entendaient les Grecs de ce temps-là ?
Dans la production artistique, ils reconnaissent ce qu’on peut appeler des écoles: celle de Chios, de Sicyone (lieu de naissance de Lysippe et patrie d’adoption de Xénocrate), de Corinthe, d’Athènes. A l’intérieur de ces écoles, ils distinguent les personnalités, réparties en maîtres (sophos signifie savant, initié), disciples et suiveurs. Ils qualifient d’heurétès, «découvreur», celui qui innove, de téléiotès, celui qui perfectionne, qui pousse un style à son maximum.Chaque artiste se trouve défini par quelques formules bien choisies. Ainsi, parmi les sculpteurs, Polyclète, l’auteur du Doryphore, est inégalable pour ses figures au repos, mais leur répétition engendre la monotonie. Myron, son rival, célèbre pour son Discobole, sait quant à lui varier les types et on lui doit la conquête du mouvement. Mais il ne sait pas exprimer les sentiments et il montre de la maladresse dans certains détails physiques, comme la chevelure. Pythagore, contrairement à lui, excelle dans la représentation des cheveux et il l’emporte encore sur Myron par le rendu des tendons et des veines. Enfin, pour ce qui est de Lysippe, il représente l’idéal dans son art. Outre le soin accordé aux physionomies, on retient surtout son nouveau code des proportions, la tête occupant désormais un huitième de la hauteur totale du corps, contre un septième chez Polyclète.Parmi les peintres, Polygnote de Thasos est le premier à pouvoir représenter des vêtements transparents. Le premier à entrouvrir la bouche de ses personnages, découvrant les dents. Il sait aussi varier les expressions des visages (pathos). Et par de fines observations, il attribue à chacun des héros qu’il met en scène un caractère propre (éthos), aisément reconnaissable. Apollodore d’Athènes invente le mélange des couleurs et la dégradation des ombres, tandis que Parrhasios d’Ephèse se distingue par la qualité du dessin et la netteté des contours. Quant à Apelle, né à Colophon en Ionie, il rassemble en lui toutes les qualités qu’on peut attendre d’un peintre, telles la rigueur alliée à la grâce. C’est le maître qui «surpasse les artistes présents et à venir».
Les historiens grecs divisaient la carrière de chaque artiste en trois parties, début, apogée (acmé) et déclin, l’art en général obéissant aux mêmes lois naturelles.Pour situer les artistes dans le temps, ces mêmes historiens procédaient par générations, recourant parfois à la chronologie absolue (par olympiades, la première étant fixée en 776 avant J.-C.). Peu leur importait la date de naissance d’un artiste, seul comptait le sommet de sa carrière (Pline emploie la formule floruit, par analogie avec le phénomène de la floraison). Par exemple, dans le cas de Phidias, on se référait à la consécration de l’Athéna Parthénos, qui eut lieu en 448/445 avant J.-C.Chez chaque artiste, les Grecs sélectionnaient les œuvres les plus représentatives. Des catalogues en étaient dressés, à usage des praticiens comme des amateurs. Par exemple, celui de Pasitélès de Naples, sculpteur grec devenu citoyen romain en 89 ou 88 avant J.-C., qui recensait en cinq volumes les chefs-d’œuvre les plus importants du monde (opera nobilia in toto orbe). En tête de ces florilèges, l’opinion unanime plaçait le Zeus d’Olympie, autre création de Phidias.Les critères d’appréciation d’une œuvre d’art étaient les suivants: la précision, l’exactitude (acribéia); l’harmonie, les justes proportions (symmétria); le rendu du mouvement (rythmos); le pouvoir d’illusion (phantasia).
Le pouvoir d’illusion, qui constitue le plus important de ces quatre critères et les recouvre tous, fait référence à la nature, qu’il s’agit d’observer sans a priori, d’étudier rigoureusement, afin de rivaliser avec elle (mimêsis) et de s’en montrer «digne». On peut ainsi parler de naturalisme, caractère essentiel de l’art grec, redécouvert à la Renaissance.En art, les Grecs avaient établi une hiérarchie des genres: l’architecture occupait la place d’honneur, la peinture la deuxième et la sculpture la troisième. La sculpture était elle-même divisée en trois, selon qu’elle concernait les métaux précieux (en premier lieu l’or et l’ivoire combinés), le bronze, le marbre. Les coroplathes ou modeleurs de figurines en terre cuite occupaient le bas de l’échelle. Quant aux peintres sur vases, si admirés aujourd’hui, ils n’apparaissent pas dans ce classement qualitatif, non qu’ils fussent méprisés, mais parce que leur métier avait complètement disparu au moment où s’élaborait l’histoire de l’art. Et il faut ajouter le cas de la glyptique (intailles et camées), un art qui nous paraît mineur aujourd’hui, mais qui jouissait chez les Grecs d’une grande considération.Toute bonne histoire de l’art s’interroge sur les origines et les Grecs n’y ont pas manqué, bien qu’ils paraissent avoir été relativement peu intéressés. En ce domaine, ils attribuaient à Dédale (l’architecte du roi Minos) et à ses fils, Dipoenos et Scyllis, la majorité des inventions. Mais ce personnage omniscient relevait du mythe, un mythe bien commode pour expliquer le passé. Plus sérieusement, c’est dans l’Egypte millénaire que les Grecs cultivés situaient la naissance de l’art. Pausanias, qui parcourut la Grèce sous le règne des Antonins, ne dit-il pas, devant des statues très anciennes, qu’elles ressemblent à celles qu’on peut voir chez les Egyptiens ?Xénocrate et ses émules concevaient l’art selon certains principes, qu’on peut tenter d’énoncer.Le principal est que l’art et la technique se confondent. Pour preuve, ces théoriciens n’ont pas de mot pour dire «artiste». Ils parlent seulement de technitès ou de banausos, le premier terme faisant allusion à l’ingéniosité, le second au travail manuel (les Romains traduisaient par artifex). Aujourd’hui, cette manière de voir n’a plus cours, sauf quand nous parlons de la beauté d’un pont, d’une automobile, d’une montre.Deuxième principe: la forme (eidos) préexiste, l’artiste la «trouve» plutôt qu’il ne l’«invente». C’est comme si le bloc de marbre tiré de la carrière renfermait la statue, le sculpteur ne faisant que la dégager à coups de ciseau. Pour tenter de comprendre, il faut se reporter à l’impression qu’on ressent devant les statues inachevées de Michel-Ange, encore prisonnières de leur gangue.Troisième principe: le beau a un fondement mathématique, comme d’ailleurs la musique, qui avait tant d’importance en Grèce (l’épithète mousikos y désignait l’homme instruit). Les sculptures obéissaient à des règles de proportions ou canons (on connaît celui de Polyclète et celui de Lysippe), qui défient aujourd’hui encore la sagacité des archéologues.Quatrième principe: forme et signification sont inséparables. D’où l’importance du sujet dans une œuvre. Et le sujet luimême ne vaut que par son contenu moral.C’est la raison pour laquelle celui qui sculptait des dieux passait avant celui qui se spécialisait dans les athlètes. Phidias l’emportait donc sur Myron. De même, la peinture à sujet historique ou mythologique passait devant la nature morte et les scènes de genre.Cela dit, les Grecs ont entrevu que le plaisir esthétique pouvait être indépendant du sujet. Ils avaient constaté, par exemple, qu’un sujet repoussant, comme le héros Philoctète affligé d’une plaie purulente qui attire les mouches, se révélait pourtant agréable à regarder. Dans ce même ordre d’idée, il faut relever l’admiration qu’ils portaient à certaines œuvres inachevées, comme les Tyndarides de Nicomachos, car, s’émerveille Plutarque, «on y surprend la pensée même du peintre». Et que dire dece panneau de bois que les Rhodiens conservaient jalousement avant que l’empereur ne l’emportât à Rome ? On n’y distinguait rien, hormis trois lignes minces, tracées par Apelle et Protogène, qui comparaient leur sûreté de main. Les Grecs considéraient-ils ce tableau comme précieux à cause de sa valeur d’autographe ? Ou parce qu’ils pressentaient les possibilités de l’art abstrait ou minimaliste ?Cependant, de la mentalité grecque, le plus intéressant à retenir ici est l’importance accordée à l’individu plutôt qu’à la collectivité.
L’art se développe grâce à de puissantes personnalités, qui s’affranchissent de la tradition, non pour la détruire, mais pour la dépasser. Rien ne reflète mieux cette conception que l’usage répandu des signatures, qui engageaient la responsabilité de l’artiste tout en exprimant sa fierté face à ses rivaux.Cette autonomie de l’artiste s’explique par le caractère plutôt libéral de la société grecque, où aucune autorité, politique ou religieuse, n’exerçait de contrôle systématique sur la création. Le plus surprenantétant que les femmes avaient accès aux professions artistiques. Les sources en mentionnent plusieurs, qui étaient peintres: Hélène, Iaia, Eiréné, Anaxandra.Dernier fait à relever en matière d’art: l’existence de concours, organisés par les municipalités ou les sanctuaires. Ces concours s’appliquaient aux architectes, comme aujourd’hui encore, mais aussi aux peintres et aux sculpteurs. Plusieurs de ces compétitions publiques, où s’affrontèrent les plus grands artistes, sont restées en mémoire. Par exemple celle qui opposa, pour une statue d’Amazone destinée au temple d’Artémis à Ephèse, Polyclète, Phidias, Crésilas et Phradmon (ce sont les concurrents eux-mêmes qui choisirent le vainqueur, Polyclète). Comme les jeux athlétiques, elles témoignent de cet esprit de compétition (on dit «agonistique») qui animait les Grecs dans tous les domaines et circonstances, puissant moteur de leur développement.La plupart des témoignages littéraires, sur lesquels repose notre connaissance du sujet, étaient déjà connus des érudits de la Renaissance. Et Giorgio Vasari, architecte et peintre lui-même, s’en est servi pour sesVies des plus excellents architectes, peintres et sculpteurs italiens. Publié en 1550, cet ouvrage fameux est l’origine directe de notre moderne histoire de l’art.Dans ses quelque cent cinquante biographies, Vasari reprend aussi l’usage grec des anecdotes. Elles ne sont pas toutes vraies ni exactes, mais elles valent souvent mieux qu’un long discours. Elles offrent aussi l’avantage, tout en s’imprimant dans la mémoire, de conférer de la saveur à unsujet somme toute aride.