QUI A TUÉ LA PASSANTE ?

La mode ne s’expose pas. Ces poignets coupés, ces têtes coupées, non ! Que les vêtements du passé que nous conservons restent cachés et fantasmés – ou que l’on organise une exposition dont les placards seraient comme suit: Ouvrez les yeux, Genevois, Parisiens, pendant une semaine marcheront dans vos rues cinquante femmes, portant fourreaux de Vionnet, manteaux de Schiaparelli, X de Chalayan. Même la création d’un couturier ne vaut rien en soi. Il faut la femme, il faut Deneuve. Je vis cet été White Drama, exposition qui présentait dans de grosses bulles de plastique la collection Comme des Garçons du même été; que vis-je ? était-ce de l’art ? C’était d’abord un pis-aller du défilé. Condensé inouï de création, de l’art appliqué, noué, amalgamé; j’imaginai le monstre de mille mains ayant ourdi chaque modèle. Je n’aurais pas mis une de ces silhouettes derrière mon sofa, mais je rêvais de voir passer une de ces femmes, un soir, devant un très long mur de béton: Qui est-elle ? me disais-je, elle est plus cet été que moi, plus dans le siècle que moi… C’est la femme Comme des Garçons que j’admirais. Or pour Manet, ce n’est pas Manet que j’admire, c’est un Manet. (La plupart des gens font l’inverse: ils s’attachent à la virtuosité d’un vêtement ou d’un bijou, et à la vie plus ou moins légendaire d’un artiste. C’est s’arrêter en route.) La mode, c’est la revanche du modèle. Le lexique du peintre et du couturier ont au moins un...

La mode ne s’expose pas. Ces poignets coupés, ces têtes coupées, non ! Que les vêtements du passé que nous conservons restent cachés et fantasmés – ou que l’on organise une exposition dont les placards seraient comme suit: Ouvrez les yeux, Genevois, Parisiens, pendant une semaine marcheront dans vos rues cinquante femmes, portant fourreaux de Vionnet, manteaux de Schiaparelli, X de Chalayan. Même la création d’un couturier ne vaut rien en soi. Il faut la femme, il faut Deneuve. Je vis cet été White Drama, exposition qui présentait dans de grosses bulles de plastique la collection Comme des Garçons du même été; que vis-je ? était-ce de l’art ? C’était d’abord un pis-aller du défilé. Condensé inouï de création, de l’art appliqué, noué, amalgamé; j’imaginai le monstre de mille mains ayant ourdi chaque modèle. Je n’aurais pas mis une de ces silhouettes derrière mon sofa, mais je rêvais de voir passer une de ces femmes, un soir, devant un très long mur de béton: Qui est-elle ? me disais-je, elle est plus cet été que moi, plus dans le siècle que moi… C’est la femme Comme des Garçons que j’admirais. Or pour Manet, ce n’est pas Manet que j’admire, c’est un Manet. (La plupart des gens font l’inverse: ils s’attachent à la virtuosité d’un vêtement ou d’un bijou, et à la vie plus ou moins légendaire d’un artiste. C’est s’arrêter en route.) La mode, c’est la revanche du modèle.

Le lexique du peintre et du couturier ont au moins un mot en commun: «toile». Le peintre la tend sur un châssis, l’apprête, puis couche après couche, crée la profondeur et le relief, ou non, fixe son dessein; on la vernit, l’encadre, l’accroche. C’est une question de condensation, de microcosme. Ainsi les figures in abisso nous narguent, nous qui ne pouvons entrer dans ce monde, comme l’orchestre chez Degas. Le couturier aussi utilise de la toile. On la repasse pour enlever l’apprêt, pour l’assouplir. On la plaque, la drape sur le corps du modèle. On épingle, on coud. Une fois la forme arrêtée, couleur beurre, le coloris vient, pour ainsi dire, prendre le relais du dessin. On choisit le tissu, parfois aussi doux que la toile était rêche. L’imprimé peut venir, maintenant qu’il ne risque plus de brouiller les lignes naissantes. La toile – espèce de premier patron – tombe, la remplace un vêtement, qui est en principe le premier d’une série. C’est une question de participation: au monde, qu’il soit le grand monde, d’un jour ou de tous les jours. Les deux démarches, depuis le même matériau, s’opposent.

J’aimerais peu voir, si la chose était possible, le Portrait d’Éléonore de Tolède avec son fils de Bronzino, vis-à-vis de la robe que porte celle-ci sur le tableau (comme je me moque du squelette retrouvé ou non de Caravage). Non que l’art y perdrait ! Seront seulement confirmés le génie du peintre et l’absence de la duchesse. – L’exposition d’Orsay, L’Impressionnisme et la Mode qui, face à des chefs-d’œuvre dudit mouvement, présente des robes plus ou moins semblables à celles qui y sont peintes, pousse, me semble-t-il, les conséquences plus avant. Quand je vois non loin du Portrait de Pierre-Auguste Renoir de Bazille, homme si délicieusement désinvolte, une très carrée redingote; près du Juillet, exemple de portrait de Tissot, effronterie devant une plage, une robe tassée, qui semble s’effriter comme une meringue un peu vieille; près des Femmes au jardin de Monet, haut tableau qui vaut pour tout un après-midi, une énorme robe qui tourne sur elle-même dans une boîte de verre, – je me dis que l’impressionnisme, qui est d’abord éblouissement (au sens premier du terme), tressaillement, affranchissement, est un peu saboté par ce rappel, évident, creux, d’une garde-robe qui fut une des plus rigides et des plus étriquées de l’histoire. Face à ces toiles, qui me rappellent les meilleures odeurs des plus belles fleurs, ou bien l’averse, la «rue assourdissante», la seconde décisive, je n’aime pas beaucoup voir rappelées les plus tristes pages de la comtesse de Ségur. Passons !

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