Rapprocher deux Mondes

À la cour de l’empereur de Chine, au XVIIIe siècle, un humble peintrejésuite a fait dialoguer, sur soie, l’Orient et l’Occident. Peu de destins de peintres sont aussi étranges, aussi poignants que celui de Giuseppe Castiglione (1688-1766), un jésuite italien qui passa cinquante années de sa vie à la cour de l’empereur de Chine, à travailler sur commande pour trois souverains successifs, dans des conditions toujours plus dures, pour ne pas dire humiliantes. Déjà fort âgé, ne dut-il pas suivre l’empereur Qianlong dans ses campagnes militaires, afin de peindre ses exploits ?Comme Matteo Ricci, le premier jésuite à pénétrer la Chine, un siècle et demi avant lui, Castiglione et ses compagnons n’étaient qu’à peine tolérés par l’Empire du Milieu. Au cours du XVIIIe siècle, la Compagnie connut même la persécution. Castiglione, que ses immenses talents d’artiste rendaient sympathique à l’empereur, intercéda plusieurs fois pour elle, à genoux devant le souverain. En vain. Il n’avait que le droit de peindre, en ravalant sa douleur et sa religion. Si l’homme a souffert durant sa vie, c’est l’artiste qui, après sa mort, fut méconnu, ou passé sous silence, pour des motifs singulièrement contradictoires: les Chinois le trouvaient trop européen, et les Européens, trop chinois. Or on s’aperçoit aujourd’hui qu’il réussit à honorer magnifiquement les deux traditions, orientale et occidentale, dans des œuvres qui sont à la fois des spectacles sensibles, comme purent l’être des créations du baroque italien, et des signes intelligibles, à l’exemple des chefs-d’œuvre de la peinture chinoise.Commencée sous l’empereur Kangxi,...

À la cour de l’empereur de Chine, au XVIIIe siècle, un humble peintrejésuite a fait dialoguer, sur soie, l’Orient et l’Occident.

Peu de destins de peintres sont aussi étranges, aussi poignants que celui de Giuseppe Castiglione (1688-1766), un jésuite italien qui passa cinquante années de sa vie à la cour de l’empereur de Chine, à travailler sur commande pour trois souverains successifs, dans des conditions toujours plus dures, pour ne pas dire humiliantes. Déjà fort âgé, ne dut-il pas suivre l’empereur Qianlong dans ses campagnes militaires, afin de peindre ses exploits ?Comme Matteo Ricci, le premier jésuite à pénétrer la Chine, un siècle et demi avant lui, Castiglione et ses compagnons n’étaient qu’à peine tolérés par l’Empire du Milieu. Au cours du XVIIIe siècle, la Compagnie connut même la persécution. Castiglione, que ses immenses talents d’artiste rendaient sympathique à l’empereur, intercéda plusieurs fois pour elle, à genoux devant le souverain. En vain. Il n’avait que le droit de peindre, en ravalant sa douleur et sa religion.

Si l’homme a souffert durant sa vie, c’est l’artiste qui, après sa mort, fut méconnu, ou passé sous silence, pour des motifs singulièrement contradictoires: les Chinois le trouvaient trop européen, et les Européens, trop chinois. Or on s’aperçoit aujourd’hui qu’il réussit à honorer magnifiquement les deux traditions, orientale et occidentale, dans des œuvres qui sont à la fois des spectacles sensibles, comme purent l’être des créations du baroque italien, et des signes intelligibles, à l’exemple des chefs-d’œuvre de la peinture chinoise.Commencée sous l’empereur Kangxi, la carrière de Castiglione s’épanouit sous son successeur Yongzheng, homme plutôt ouvert et magnanime. À la demande de ce souverain, l’artiste peignit les Cent coursiers: le plus bel hommage, peut-être, que la peinture ait jamais rendu au cheval. Il s’agit d’un rouleau de soie horizontal, de près de huit mètres de long sur un mètre de haut, sur lequel Castiglione travailla de 1724 à 1728. On y voit en effet cent chevaux, chacun dans une posture différente, pâturant auprès d’une rivière et d’un lac, sur fond de montagnes, en semiliberté. Ce thème est très ancien dans la peinture chinoise: les chevaux témoignent traditionnellement de la puissance militaire de l’empereur, et signifient aussi, par métaphore, les humains qui travaillent au service de l’empire: les beaux chevaux, ce sont les bons lettrés. Ce thème obligé, Castiglione le traite parfois à la chinoise (les contours estompés de l’arrière plan) mais souvent à l’occidentale (les jeux de lumière et d’ombre, le détail des végétaux, l’usage de la perspective). Ce qui frappe le plus, cependant, surtout si l’on compare cette œuvre à des peintures purement chinoises consacrées au même sujet, c’est l’étonnante «personnalité» conférée à chaque animal. La diversité des postures et des mouvements semble exprimer une vraie diversité d’êtres. Et pour le coup, prolongeant la métaphore traditionnelle, les chevaux deviennent des humains.

Le successeur de l’empereur Yongzheng, Qianlong, qui régna dès 1736, garda Castiglione à son service, mais se montra plus rigoureux que son prédécesseur. Le peintre dut faire plusieurs fois son portrait, dans des poses figées et canoniques, qu’il sut néanmoins animer par des modelés, des textures et des volumes «à l’italienne». Avant d’être embarqué dans la pénible aventure des campagnes militaires de son souverain, Castiglione, toujours sur ordre, se transforma en architecte: c’est lui qui, avec quelques compagnons, conçut les plans de ce qui devait être un des palais d’été de l’empereur. Ce bâtiment fut saccagé en 1860 par… les Européens; il n’en subsiste que des ruines. Du moins saiton que là aussi, l’artiste avait tenté de concilier des thèmes et des motifs occidentaux avec des techniques de construction chinoises (notamment des colonnes en bois).

Mais c’est décidément dans ses portraits d’animaux que Castiglione s’est montré le plus original et le plus personnel. Là encore, il s’agissait d’obéir à des commandes, et d’immortaliser des chiens ou des faucons offerts à l’empereur. Mais le peintre parvient à combiner mieux que jamais le génie européen avec le génie chinois: le portrait du chien Jinchixian, en train de se gratter l’oreille avec une patte arrière, témoigne d’une vivacité, d’une personnalité, d’une présence hautement «occidentales», mais l’arrière-plan, avec ses légers dégradés brumeux, son tronc d’arbre et ses branchages à demi stylisés, ses fleurs mauves et délicates, arbitrairement et merveilleusement surgies du néant, installent dans l’œuvre un silence épuré que ne connaît guère le baroque italien. De même, le faucon blanc «Fleur de jade»: son plumage est d’une plénitude sensible qui appelle la caresse, mais la rigueur géométrique de son perchoir, et du store qui lui est suspendu, la tranchante simplicité de leurs lignes, le fond uni qui abolit latroisième dimension, donnent à cet animal la valeur absolue d’un signe, comme si l’oiseau devenait son propre idéogramme.Cependant, c’est peut-être dans ses portraits de chevaux que Castiglione a donné toute sa mesure. En effet, bien après les Cent coursiers, il a peint deux séries de dix chevaux, chaque animal étant représenté grandeur nature sur un rouleau vertical. Tout en s’inspirant de modèles chinois des époques Tang et Song, il a conféré à ses sujets cette présence sensible qui n’est qu’à lui. Mais surtout, à force de rendre expressives leurs têtes et leurs yeux, il leur a donné une personnalité décidément humaine. On en vient à croire qu’il s’est peint lui-même dans ces chevaux au regard doux et loyal. Ce serait assurément conforme à l’humilité d’un homme qui, à l’insu de tous, trouva pourtant la force et le talent de rapprocher deux mondes.

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